Frédéric Gregoir

Juriste et chargé de développement au sein de l’équipe de Smart dès 2005.
Consultant interne pour la création de Smart en France dès 2009.
Directeur de plusieurs entités de Smart dès 2009.
Administrateur puis directeur de la Fondation Smart jusqu’en 2014.
Conseiller stratégique de l’administration déléguée depuis 2014.

 

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Est-ce que tu te souviens de ce qu’a été ton premier jour chez Smart: comment tu es arrivé; ce qui s’est passé ce jour-là; qui tu as rencontré?

La première fois que j’ai rencontré Smart, c’était à travers Pierre Burnotte et Julek Jurowicz , dans le cadre de la plateforme nationale sur le statut social et fiscal de l’artiste, qui regroupait un ensemble d’associations, dont Smart, mais aussi la Sabam et la SACD1. À cet endroit-là, j’ai aussi rencontré Roger Burton2. C’était un endroit où on discutait de l’amélioration légale du statut social et fiscal des artistes. Smart a joué un grand rôle sur cette question. Je suis juriste de formation et à l’époque, je travaillais à la Sabam. C’est dans ce cadre que je me suis intéressé aux droits d’auteur mais surtout à tout ce qui était périphérique, c’est-à-dire les questions sociales et fiscales.

 


Ils t’ont débauché?

On s’est rencontrés plusieurs fois entre 2001 et 2003 dans le cadre de ces discussions. Par ailleurs, quand j’étais à la Sabam, j’avais pris l’initiative de contacter Smart pour qu’on travaille ensemble à une réforme de la loi sur la taxation fiscale des droits d’auteur en Belgique, qui a fini par être votée, en 2009, je crois. La Sabam et Smart ont fait du lobbying en commun.

J’ai donc rencontré Pierre et Julek d’abord à la plateforme nationale sur le statut social et fiscal de l’artiste. Ensuite à l’occasion de ce travail autour de la loi sur les droits d’auteur qu’on a terminé quand j’ai rejoint Smart.

En 2004, j’ai quitté la Sabam et je suis parti voyager. Quand je suis revenu, j’ai repris contact avec Pierre-Martin Huts, qui était un des juristes de Smart à l’époque et avec Pierre et Julek parce que le projet et l’approche pragmatique qu’ils avaient m’intéressaient. Ils avaient l’air d’avoir trouvé des solutions pratiques, là où moi, à la Sabam, je donnais plutôt des conseils théoriques sans trop savoir comment les gens pouvaient réellement vivre de leur métier en ayant la couverture nécessaire. En 2005, quand je les ai recontactés après mon voyage, on s’est vus deux fois place Bethléem3 pour discuter et voir ce que j’avais envie de faire. Je leur avais dit que je ne désirais plus travailler comme juriste. On a fini par convenir du fait que je viendrais travailler chez Smart. À l’époque, l’accueil se faisait à la maison au coin Coenraets et Féron. À l’entrée, il y avait Barbara Klepman qui travaille toujours à Bruxelles et Nathalie Ancel4 qui travaille maintenant à Mons. Dans le prolongement de l’accueil, il y avait la salle où on donnait les sessions d’information. La première fois que je suis venu là, j’ai attendu pendant une heure: Julek avait l’habitude d’être en retard. Après, ils m’ont présenté tout le monde et j’ai pu commencer à travailler. J’étais déjà allé dans leur bureau, du côté de Sainctelette à Molenbeek, dans le cadre d’une des réunions de la plateforme qui avait lieu chez eux. Là, j’avais croisé Rachid Taher5, qui s’occupait de l’informatique. Et puis Andrew Darnovsky6 qui était déjà sur place aussi.

 


Il y avait la pancarte
sur la maison du coin?

Oui, tout à fait. La pancarte sur laquelle on pouvait voir l’asbl Les Passions Unies, l’asbl Smart et d’autres.

 


Joli nom pour la première asbl.
Dans ce que tu as vécu de l’histoire de Smart, est-ce que tu repères des moments un peu fondateurs, des points de bascule entre des grandes périodes?

Quand je suis arrivé, on travaillait avec l’outil historique de Smart, ce qu’on appelle les contrats Smart: on intervenait comme tiers payant. On n’arrêtait pas de lutter pour savoir comment faire accepter ça juridiquement. Cela supposait de résoudre la question de savoir quelle était la nature du contrat entre un donneur d’ordre et un artiste et comment justifier que cela puisse prendre la forme d’un contrat salarié pour les non artistes. En même temps, aux Passions Unies, ils étaient en train d’explorer le nouvel outil qu’ils avaient imaginé, qui permettait de dépasser un peu les obstacles du contrat, cette chose binaire où on est payé pour une prestation qui se déroule à une date bien délimitée, ce qui ne permet pas de couvrir toutes les réalités de son travail, notamment le fait qu’on peut travailler à plusieurs, qu’on peut avoir d’autres sources de revenus que ce qu’on vend aux clients, qu’on peut couvrir plus de jours de travail et que le travail et la rémunération puissent être désynchronisés. Ce qu’on appelait à l’époque les projets Smart étaient développés au sein des Passions Unies, pour préserver l’asbl Smart des risques de cette expérimentation. Dans mon souvenir, elle était portée comme une boîte de production par Pierre Burnotte, qui avait accompagné un ensemble de groupes de musique en tant que comptable et manager dans le cadre de cette structure-là, qui leur a aussi servi à mener plein d’expérimentations. Une des charnières, pour moi, ça a donc vraiment été l’expérimentation de cet outil Projet Smart.
Quand je suis arrivé, j’assistais aux sessions d’information autour de ce deuxième outil de Smart. En fait il y avait, en plus de la session d’info générale sur Smart, une autre session donnée par Julek pour présenter l’outil Projet. Il était le seul à animer ces sessions, des séances magistrales dans la grande salle. Dans un premier temps, moi, j’essayais de comprendre comment juridiquement, ils défendaient l’idée. J’essayais aussi de mettre par écrit la définition du processus pour qu’il ne soit plus dépendant du seul Julek et de ses sessions orales avec quatre ou cinq notes sur un bout de papier. J’ai donc travaillé à décrire l’ensemble du process, c’est-à-dire toutes les opérations que l’outil rendait possibles. Et en parallèle, j’ai beaucoup travaillé à sécuriser juridiquement cet outil, pour qu’on puisse par la suite développer les projets à une échelle plus massive, dans le cadre de l’asbl Smart. Je crois que c’était essentiel d’avoir une longueur d’avance au cas où un des outils serait mis en danger par la concurrence, du fait qu’on était atypique et qu’on avait trouvé des solutions juridiques très adaptées, mais pas forcément à même de s’adapter à une réalité qui n’était pas prévue par le cadre réglementaire. On a été très inventifs pendant tout un temps mais avec un raisonnement qui, pour moi, était complètement indéfendable. En fait il y a deux choses distinctes: le mécanisme qui défendait les Projets, basé à l’époque sur un double mandat, mais qui n’était pas suffisamment sécurisé et j’ai été chargé de voir comment le sécuriser le mieux possible. Et d’autre part, sur l’outil Contrats, le mécanisme déjà évoqué du tiers payant qui fonctionnait également via un mandat et qui était innovant et créatif mais défendable à mon sens, ce qu’on a pu faire pendant plus de 10 ans d’ailleurs. C’était vraiment un mécanisme de mandat. Le principe du contrat, c’est que le donneur d’ordre et l’artiste donnaient à Smart un mandat pour qu’elle gère un ensemble d’obligations administratives, fiscales et sociales découlant du contrat convenu entre eux, dont on définissait la nature dans le mandat. En même temps, Smart intervenait pour payer une partie de la rémunération, ce qui nous permettait d’aller faire les déclarations auprès des caisses sociales, non pas au nom de chacun des donneurs d’ordre, comme le veut un mandat classique, ce qui aurait été ingérable, mais en notre nom. Ils avaient eu l’intelligence de décrire ce mécanisme dans une note de 35 pages rédigée avec Maître Suzanne Capiau, qu’ils avaient envoyée à toutes les administrations en disant: dorénavant on va fonctionner comme ça et voici toutes les conséquences qui en découlent. Des années plus tard, quand on a eu un gros conflit avec l’ISI, ça a vraiment permis de défendre des principes qu’on avait actés à ce moment-là. Sur les projets, je trouvais que le raisonnement — le mécanisme du double mandat — était un peu court: quelqu’un qui avait un projet de production ou de développement d’une activité, en confiait le mandat de gestion à Smart qui, en échange, lui confiait comme mandat de piloter ce projet pour le compte de Smart. Ce qui permettait, en raison du mandat, de justifier qu’on l’engageait dans le cadre d’un contrat salarié. Sauf que ça ne fonctionnait qu’à moitié. Pour l’artistique, ce n’était pas problématique parce qu’il y avait plein de présomptions qui permettaient de justifier ça. Pour le non artistique, c’était aberrant et ça engendrait le risque que la personne soit considérée comme indépendante. Une de mes premières missions a donc été de réfléchir à comment on pouvait remettre ça sur pied autrement. Après des discussions avec Suzanne Capiau qui ont duré deux ans, on a fini par aboutir au fait d’assumer complètement notre rôle de producteur et d’employeur.

Une autre de mes missions a aussi été d’aller développer le projet en France avec Julek, Pierre, Andrew Darnovsky et d’autres. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Sandrino Graceffa et Sébastien Paule7. On s’est rendu compte qu’en France, le fait d’être une maison de production et d’endosser le rôle de l’employeur était beaucoup plus assumé. Nous, historiquement, on intervenait plutôt comme un tiers. Il y a donc eu pour moi un moment charnière en 2007, où on s’est dit que plutôt que de faire quelque chose de très particulier et de devoir sans cesse le réexpliquer et le défendre auprès des administrations, peut-être qu’il était temps d’assumer un rôle de producteur et d’employeur dans le cadre de l’outil Projet, qui permettait de résoudre cette différence entre l’artistique et le non artistique. Ce moment est encore hyper important aujourd’hui: on propose toujours deux outils, 3en1 et Activité (avant appelé Projet) mais le raisonnement juridique permettant de les défendre est maintenant le même pour ces deux outils, ce qui n’était pas le cas avant. Avec les Activités, nous sommes une maison de production qui assumons le rôle de prestataire de biens et de services vis-à-vis des tiers. Nous sommes les seuls responsables et nous engageons en tant qu’employeur. Je crois qu’il y a eu là une vraie charnière vers le modèle qu’on développe maintenant.

Il y a eu une sorte de deuxième naissance de Smart à ce moment-là. Je le vois comme quelque chose de très fort pour tout ce que ça implique pour la suite.

Pour moi, à ce moment-là, on s’est rendu compte que l’outil Activité, c’était l’outil de l’avenir. Par ailleurs, on commençait à en avoir un peu assez de devoir défendre des solutions spécifiques compliquées plutôt que de se concentrer sur comment répondre aux besoins. On était de plus en plus attaqués aussi sur le raisonnement de tiers payant en Flandre, mais aussi auprès des administrations. Il y avait toute une série de choses qu’on n’assumait pas suffisamment et qui nous mettaient, selon eux, dans un rôle ambigu. On ne disait jamais les choses clairement au donneur d’ordre qui devait assumer tout ce qu’on n’assumait pas, c’est-à-dire toute la partie droit du travail. On était principalement sur des présomptions d’assujettissement à la sécurité sociale des salariés. Mais c’était un peu court et je pense qu’il y a encore un enjeu aujourd’hui à assumer de plus en plus le rôle d’employeur et à mutualiser de plus en plus les risques.

À cette époque, on était aussi en discussion avec l’Auditorat du Travail et l’ONSS, l’Office National de Sécurité Sociale en Belgique, parce qu’ils ne savaient plus comment nous mettre dans une case. Ce qui les dérangeait. Par ailleurs, il y avait beaucoup de pression pour qu’on soit mieux cadrés. Ce qu’on faisait comme tiers payant dans le secteur artistique, ça ne leur posait pas de problème. Mais dès qu’on sortait de l’artistique, ils disaient: «On ne peut pas vous laisser faire ça.» Ils voulaient cadrer de plus en plus le nombre d’intermédiaires sur le marché du travail qui rendait floues les responsabilités. Dans le secteur non artistique, ils ne voulaient plus que l’on intervienne selon cette logique du tiers payant avec cet outil contrat que l’on développait. Dans le secteur artistique, on pouvait continuer. C’était d’ailleurs justifié grâce à la présomption de l’article 1er bis qui permettait de dire: on paie la rémunération et on devient donc l’employeur qui permet de régler les problèmes administratifs. C’était l’esprit de la réforme sur le statut social de l’artiste de 2003.

Petite parenthèse, quand on a rencontré Sandrino, il pilotait “Art Scène Bulletin”, qui était un peu l’équivalent du service contrat, et “les Oiseaux de Nuit” qui étaient plutôt l’équivalent des projets Smart. Art Scène Bulletin avait aussi une autorisation ad hoc, qui leur permettait de ne pas devoir déclarer au nom de chacun des donneurs d’ordre mais en leur nom.

L’Auditorat du Travail voulait nous cadrer et faire en sorte que le service contrat soit un secrétariat social pour les prestations artistiques. Nous, on voulait rester centrés sur les travailleurs et non sur les employeurs. On leur disait donc: on travaille exactement dans l’esprit d’un secrétariat social, mais à destination des employés et non des employeurs. Pour la petite histoire, quand on a dû créer une structure pour porter ça, on l’a d’abord intitulée “secrétariat social pour employés”. Ils ont refusé parce que c’était une appellation protégée. On a aussi défendu juridiquement à l’époque, sur base de l’exposé des motifs de la loi sur les secrétariats sociaux, que si on remplaçait le mot employeur par celui d’employé, on remplissait toutes les garanties de fonds et conditions que cette loi visait à couvrir. On aurait voulu se faire reconnaître comme tel parce que c’était beaucoup plus adapté à ce qu’on faisait. Eux voulaient nous pousser vers l’intérim. Pour eux, l’intérim était la seule voie régulée pour le non artistique. Ou alors, ils voulaient nous pousser à assumer le rôle de l’employeur. Mais ils ne voulaient entendre parler d’aucune autre solution. À la même époque, le raisonnement juridique pour les Activités nous permettait de savoir que, peu importe où mèneraient ces discussions avec l’Auditorat, ils ne pourraient pas nous forcer à faire de l’intérim pour le non artistique, parce que par ailleurs on avait les Projets où on assumait le rôle de l’employeur. On avait déjà le pressentiment que toutes les attaques autour de l’outil contrat, ne pourraient pas nous empêcher de le faire advenir parce qu’on avait une solution de rechange qui était les Activités et le Projet où on assumait avec un autre raisonnement juridique quelque chose qui était selon nous beaucoup moins contestable et par ailleurs beaucoup plus adapté aux besoins, même si c’était un peu plus complexe à gérer pour les membres. Quelque part, cet outil-là permettait de tout faire, du plus simple au plus compliqué. Suite aux discussions avec l’Auditorat du Travail et l’ONSS, on a dû créer plusieurs structures juridiques différentes. On a appelé ça le redéploiement des structures, qu’on a commencé à préparer en 2007 suite à ces discussions, et qui est entré en application effective en 2009. On a dû créer une entité juridique distincte pour chacune de nos activités pour que l’Auditorat du travail puisse nous mettre dans des cases. Ils n’admettaient pas que dans une seule asbl, même si on a toujours eu plusieurs dimensions, on propose à la fois des services à caractère financier, de la location d’espace, de matériel et de véhicules, du secrétariat social, de la production… Alors, on a créé les structures juridiques qui existent encore, en grande partie, aujourd’hui. Le Secrétariat pour intermittents pour les prestations artistiques dans l’outil contrat. Le Palais de l’Intérim, pour les prestations non artistiques de cet outil contrat, qu’on a lancé uniquement pour les prestations non artistiques. On n’a pas voulu aller dans un premier temps vers des prestations artistiques, comme l’autorisait la loi sur le statut d’artiste en 2002, en confiant aux sociétés d’intérim spécialement agréées, qui étaient nommées “bureaux sociaux pour artistes”, de pouvoir assurer le rôle d’intermédiaire. Pour l’artistique, on trouvait que nos solutions étaient plus adaptées que l’intérim qui était plutôt des sociétés commerciales capitalistes dont la gestion engendrait des coûts supplémentaires dont ne bénéficiaient pas nos membres, notamment en matière de primes de fin d’année, parce qu’ils n’atteignaient pas les seuils pour pouvoir en bénéficier. On cotisait beaucoup pour ces primes, je crois que c’était 9,22% du brut et il fallait en plus pouvoir démontrer 65 jours de travail en intérim. Or la plupart de nos membres ne pouvaient pas les démontrer. Donc l’intérim n’était pas pertinent. Productions associées pour les activités. Matlease, pour les services financiers. Smart Immo pour tout ce qui est location. Et puis, il fallait trouver une solution inventive pour chapeauter et piloter tout ça. Alors on a créé une fondation qui permettait par ailleurs de répondre à des enjeux qu’on avait déjà identifiés, à savoir protéger le patrimoine commun. Éviter que dix personnes à l’assemblée générale, à une époque où on avait très peu de participation, puissent prendre des décisions compromettantes. L’avantage d’une fondation, c’est que c’est un patrimoine totalement affecté à un objet social désintéressé, décrit dans des statuts qu’on pouvait bétonner. Ça permettait aussi de piloter plus facilement le groupe par cette instance unique, même s’il y avait plein d’entités juridiques différentes. Il n’y a qu’un seul conseil d’administration, pas d’assemblée générale et ça permettait de composer dans les statuts un bon équilibre de pouvoir pour garantir que les contrôles de nos outils et services soient toujours le fait majoritaire des membres pour qui on développe nos services. Et donc, Smart asbl est devenue l’Association Professionnelle des Métiers de la Création, pour représenter tout le volet lobbying, valeurs. Le volet économique du projet, c’était la fondation SmartBe qui chapeautait l’ensemble des autres entités et la fondation s’engageait à donner des moyens à l’association professionnelle. Et en même temps, c’était les membres élus en assemblée générale de l’ancienne asbl Smart, l’APMC, qui élisaient un conseil d’administration et envoyaient des représentants au conseil d’administration de la fondation. On avait fait un équilibre de manière à ce qu’ils soient majoritaires, si on comptait les deux pères fondateurs, Pierre et Julek, qui étaient censés être neutres et qui étaient administrateurs statutaires. Il y avait aussi les représentants de chacune des structures à savoir leur directeur. À cette époque, je suis devenu directeur du Secrétariat pour intermittents puis j’ai créé le Palais de l’Intérim, dont je suis également devenu le directeur, et puis je suis devenu, quelques années plus tard, directeur de la fondation. Mais tout ça pour revenir au fait qu’il y a eu vraiment une espèce de charnière avec ces Projets, dénommés depuis Activités. Le fait de les avoir consolidés et d’avoir eu ensuite ces discussions à l’Auditorat, ça nous a donné cette impression rassurante que les Activités pourraient être le futur si jamais les contrats ne passaient pas le cap. On a d’ailleurs dû laisser tomber la gestion des contrats comme tiers payant en 2014, suite à deux changements législatifs. Ça faisait quelques années qu’on nous attaquait. Il y a eu plein de discussions et les législateurs ont modifié les articles de l’arrêté royal sur lequel on se basait pour défendre le tiers payant pour les prestations artistiques et non artistiques, et l’article 1er bis8 qui permettait également de défendre un mécanisme similaire au tiers payant, dans l’artistique. À ce moment-là, on s’est rabattus un peu dans l’urgence vers l’intérim, ce qui n’était pas la meilleure idée sur le fond, mais elle pouvait rapidement être mise en œuvre. Nous avons aussi rappelé aux membres l’existence de notre outil de gestion d’activités qui ne posait pas de problème, vers lequel ils pouvaient se tourner également. Et puis on a créé le 3en1 actuel, qui est une espèce de raccourci greffé sur l’outil Activité où on assumait totalement le rôle de producteur et d’employeur. Pour les membres, ça a changé très peu de choses. On a pu basculer très vite parce qu’on avait cette solution de rechange.

 


Tu peux nous raconter l’anecdote du nom du Palais de l’Intérim?

On n’était pas content de créer de l’intérim. On ne voulait pas être un bureau social pour artistes dans un premier temps. On l’a fait par la suite, pour aider nos membres en Flandre qui avaient des problèmes à défendre l’usage de Smart auprès de leurs donneurs d’ordre. En Flandre, le choix politique était différent pour le secteur artistique. Et pour bien marquer le coup, au moment de trouver un nom, on a d’abord décidé de l’appeler Interimeke, «le petit intérim» en bruxellois. On voulait montrer le fait qu’on n’aimait pas cette solution et qu’on y avait été forcés, en étant un peu ironiques. Mais ça a provoqué quelques réactions en interne, parce qu’ils trouvaient qu’on ne pouvait pas se moquer de ça, qu’en Flandre l’intérim était considéré comme sérieux, ce que nous pouvions comprendre, même si la solution de l’intérim ne nous plaisait pas. Eux, peinaient énormément à faire reconnaître Smart en Flandre. L’intérim, ça leur paraissait beaucoup plus facile à défendre en termes de développement. Mais Julek, Pierre et moi, on se disait que notre cheval de bataille pour développer la Flandre, ça
ne devait pas être ça. Comme Interimeke n’était pas un nom apprécié par nos collègues néerlandophones, on a fait marche arrière et on s’est dit qu’on allait trouver un nom tout aussi cynique mais qui ne créait pas le même effet négatif pour nos collègues flamands. Ça a été: Le Palais de l’Intérim, Het Interimpaleis. Eux, ça leur allait parce qu’en Flandre, il y a notamment le Sportpaleis, ce sont des concepts connus qui sont assez sérieux. Mais pour nous, Le Palais de l’Intérim, c’est un peu le palais du boudin! Quelques années plus tard, ce sont bien les Activités qui sont devenues la chose qu’on pouvait présenter. Parce qu’on assumait le rôle de producteur et d’employeur avec cet outil Activité devenu le fer de lance de notre service.


Traversé par des nuances culturelles!

J’ai aussi compris qu’en Flandre, pendant des années, ils ne savaient pas à quoi s’accrocher avec le tiers payant. Il y avait cette volonté politique de faire les choses proprement, de ne pas avoir d’intermédiaires mixtes. Et depuis la loi de 2002, l’intérim était pour eux la meilleure solution politique et pragmatique. C’est eux qui avaient fait du lobbying pour élargir cette possibilité d’intervention des entreprises de travail intérimaire pour régler le problème administratif de gestion des contrats très courts.

 


Quand tu es arrivé,
le projet était-il implanté en Flandre et en Wallonie?

Quand je suis arrivé en 2005, ça faisait deux ou trois ans je pense que Marc Moura9 avait été engagé pour être Monsieur Liège et Monsieur Wallonie. Il peinait un petit peu parce qu’il était trop isolé pour réussir à développer Smart en Wallonie. Smart a toujours eu une histoire liée à Liège et à Bruxelles: Pierre venant de Liège et Julek de Bruxelles, c’est les endroits où Smart était le plus implanté. Mais dans le reste de la Wallonie, c’était très compliqué: Marc Moura avait énormément de difficultés à s’appuyer sur les ressources que pouvait lui offrir le siège. Il ne savait pas comment s’en sortir. En Flandre, le développement était beaucoup plus lent. On avait bien deux ou trois collègues néerlandophones qui faisaient ce qu’ils pouvaient pour accueillir les membres néerlandophones, mais le développement territorial flamand, j’ai l’impression qu’il était vraiment quasiment à zéro à l’époque. À Bruxelles, évidemment, tous les néerlandophones étaient les bienvenus, mais on ne peut pas dire qu’il y avait des actions spécifiques pour aller les chercher. Il faudrait vérifier avec les collègues néerlandophones, mais je ne suis pas persuadé que quand je suis arrivé, il y avait déjà des antennes en Flandre. Cependant, plusieurs collègues étaient capables de travailler en néerlandais et de faire donc le taf toutes langues confondues.

C’est une réalité très bruxelloise en fait.

Oui, mais il y avait quand même Heidrun Bosteels, qui était conseillère: c’était la Madame Info, qui animait beaucoup de sessions d’information un peu partout. Elle allait ouvrir les bureaux une après-midi ou une journée par semaine à Gand et à Anvers, je crois. Ça s’est développé énormément quand Eric Lauwers est arrivé: sa première mission, ça a été d’être chargé du développement de la Flandre. Puis il est devenu Monsieur Flandre. Ensuite il est devenu directeur de l’Association Professionnelle des Métiers de la Création. Pendant cette période, il a fait un excellent travail pour professionnaliser le discours et le lobbying en Flandre. Puis il a dû partir au Canada. Thomas Blondeel, qui a travaillé avec lui pendant un temps, a pris le relais et ça s’est structuré un peu plus. Aujourd’hui, en Flandre, les antennes fonctionnent bien. Mais par contre, depuis 2014, je trouve qu’on a complètement perdu la culture mixte francophone-néerlandophone qu’il y avait dans la maison. Quand je suis arrivé, je parlais néerlandais tout le temps. Pendant les réunions, chacun parlait sa langue. Ça, c’était le fait de Julek qui est parfaitement bilingue, trilingue, quadrilingue, quintilingue et qui adore parler la langue des autres. Il y avait beaucoup de collègues qui étaient néerlandophones. Ça a beaucoup disparu quand Sandrino a pris la suite de Julek, et puis quand on s’est ouvert à la France. Je me rappelle qu’un jour, Sandrino a dit: «Il faut qu’on assume le fait que Smart est un projet francophone.» Je ne suis pas persuadé que c’était totalement ça la réalité, mais il voulait acter de manière pragmatique le fait qu’il y avait une grande majorité de francophones et qu’en interne on pouvait fonctionner en français pour tout en général sauf sur certains sujets. À mon sens, c’est dommage. Il y a énormément de collègues néerlandophones qui sont partis du siège de Bruxelles. Aujourd’hui, tout se fait en français.

 


Tu évoques depuis le début
la distinction entre les projets artistiques et les projets non artistiques. Dans mon imaginaire, les projets non artistiques sont arrivés plus tard, alors que si j’entends ce que tu dis, il y en avait dès 2005. Comment vois-tu ce fil?

Oui, c’est vrai que c’est un fil conducteur important et peut-être que je raconte là mon histoire subjective. Quand je suis arrivé chez Smart en 2005, les projets non artistiques étaient déjà présents depuis longtemps. En fait, les outils Smart ont été créés pour répondre principalement à des difficultés observées dans les secteurs artistiques au sens large, sur toute la chaîne des métiers de ces secteurs-là. Pierre et Julek ont très vite vu qu’il y avait d’autres métiers qui rencontraient exactement les mêmes difficultés, les mêmes réalités socio-économiques dès le moment de leur création ou très peu de temps après. Alors très vite, ils se sont élargis à ces métiers-là: professeurs de langue, guides de musée, journalistes. Il y avait même des architectes (à condition qu’ils ne signent pas de plans). Dès le début, ils ont voulu prendre en compte ces autres réalités socio-économiques proches. Par ailleurs, il y avait un vrai enjeu pour eux à gommer les frontières. Smart voulait être un projet ouvert. À l’époque, les artistes de spectacle avaient peur, si on élargissait la protection aux techniciens, que cela remette en cause leur protection à eux. Envisager d’élargir le projet aux créateurs au sens large, c’était a priori inenvisageable parce que tous ne rencontrent pas les mêmes réalités. Mais le propre de Smart, ça a vraiment été depuis le début de dire que c’était ouvert à tous, que dans l’artistique on n’allait pas différencier selon les secteurs ou selon les métiers. On allait plutôt viser ce qui est commun et apporter des réponses au plus grand dénominateur commun sans gérer nous-mêmes les différences. On allait créer des outils standardisés, simples, qui permettraient d’être utilisés tels quels par le plus grand nombre. Tous les détails liés à leur secteur, métier, aux particularités, les membres pourraient les gérer. Ils n’avaient pas besoin de nous pour ça. Au cœur de notre projet, il y a toujours eu la nécessité de faire des raccourcis, de standardiser les procédures autour du plus commun et de choses très pragmatiques et très faciles à utiliser sans prendre en compte toute la diversité, même si elle pouvait s’ajouter aux outils communs et les compléter. C’était une manière de rendre gérable à bas coût le projet Smart et d’apporter une solution au plus grand nombre de personnes. Les devis qu’on fait aujourd’hui pour vendre des prestations s’appelaient au départ demande de facturation.

Les membres et les donneurs d’ordre se mettaient d’accord sur un montant qu’ils nous demandaient de facturer. Les descriptions étaient très courtes parce qu’on visait à avoir un document qui puisse être utilisé par tout le monde. Y ajouter ensuite des annexes, ce n’était pas notre problème. Nous, on avait besoin d’un minimum pour pouvoir envoyer la facture, faire la récupération de créances à partir du montant sur lequel on avait un accord. C’était fondamental de standardiser. Aussi parce qu’on ne sait pas automatiser quelque chose dont le process n’est pas standardisé. Très vite, Pierre et Julek se sont retrouvés noyés par leur succès. Quand ils traitaient par tableau Excel, ils se sont vite rendu compte que c’était ingérable. Ils ont dû fermer pendant un mois en disant: «Je ne décroche plus, c’est terminé. On va travailler à la mise en production d’un premier outil, le SAM10, qui permette de ne plus gérer nous-mêmes la retranscription de contrats manuscrits, mais de reporter le travail sur les membres à partir d’un outil facile grâce auquel ils pourront être autonomes et encoder quelque chose qu’on pourra ensuite traiter en grande partie de manière automatisée.» Et ça, ça a vraiment été au cœur du projet.

Mais je me suis éloigné de la question initiale. Donc, ne pas faire de frontière entre ce qui est artistique, ce qui ne l’est pas, s’ouvrir le plus largement possible à tous les métiers connexes évidemment, mais aussi, dès le début, à des professions proches dans leur réalité socio-économique. Il y avait aussi un autre argument de poids, c’est qu’une des réalités du secteur artistique, c’est l’obligation de faire de la multiactivité. Ce n’était pas logique d’offrir une solution pour une partie de leurs prestations et de rejeter leurs prestations alimentaires ou de débrouille. On était obligés de rendre service et de répondre aux prestations artistiques et non artistiques. Pour le non artistique, on était moins bien lotis d’un point de vue juridique et ça n’était pas la majorité des besoins qu’on traitait. Mais à ma connaissance, la question était déjà bien ancrée quand je suis arrivé en 2005 et quand j’ai rencontré Pierre et Julek à la plateforme en 2001-2003, ces réalités étaient déjà mises en avant. À un moment donné, dans ce grand débat sur le redéploiement, on s’est dit qu’il fallait quand même qu’on ne s’ouvre pas à n’importe quoi parce que ça risquait de nuire à nos membres. On a alors commencé à discuter de jusqu’où on pouvait aller dans le non artistique. Finalement, lors du redéploiement, on a continué à affirmer qu’on voulait rester ouvert à l’artistique et au non artistique.
C’est en 2012, sous l’influence de Marc Moura, qui pilotait l’Association Professionnelle des Métiers de la Création, qu’il y a eu une décision de recentrage des activités de Smart autour des métiers de la création. Ce concept de métier de la création plus englobant est apparu et c’était vraiment le souhait d’éviter qu’on soit de plus en plus mis en danger. On était de plus en plus sous la loupe et il a donc fallu se recentrer sans mettre en danger ceux qui étaient déjà là. On a alors refusé les nouvelles Activités, notamment les activités de bien-être qui se multipliaient à ce moment-là, sauf si elles étaient liées à des activités artistiques ou de création ou si elles avaient déjà été entamées avant ce recentrage. Ça, c’était entre 2012 et 2014. Et puis quand Sandrino est arrivé, dans son rapport de 2014 “Quel avenir pour Smart?”, il a pointé que ce recentrage des activités autour d’un métier de la création était une erreur. Et il a voulu réouvrir complètement. Et là, il y a vraiment eu un basculement qui s’est accéléré aujourd’hui, avec plus de 50% des activités qui sont non artistiques. Avec là aussi un paradoxe: historiquement, les gens qui passaient par nous, vu l’intermittence de leur activité, avaient souvent besoin des allocations de chômage comme complément à leurs revenus. On les a beaucoup aidés à pouvoir construire quelque chose qui permettait de bénéficier des revenus d’allocations de chômage quand ils n’avaient pas suffisamment de rémunération pour les payer. Quand Sandrino est arrivé, il y a eu un moment clé où il a dit qu’il fallait qu’on arrête de se concentrer sur le volet chômage, que pour lui d’autres associations pouvaient prendre en charge. Nous, on devait se recentrer sur le travail et aider les membres à avoir de plus en plus de travail. Ce qui n’empêche pas de conseiller à la marge sur le volet complément de revenu. Mais ce n’est pas notre cœur d’activité, qui doit être le travail et tout ce qui est nécessaire pour qu’il soit permis. On était en lutte permanente, en justice autour de ces gros enjeux. Les droits d’auteur, ça a été aussi un énorme combat pendant des années pour faire reconnaître que les droits d’auteur étaient des revenus mobiliers et non des revenus professionnels. Pas seulement pour avoir un meilleur régime de taxation ou la dispense de cotisations sociales, mais aussi pour éviter le risque que les personnes qui touchent des droits d’auteur – sans en avoir nécessairement le choix – soient traitées comme des indépendants, parce qu’ils touchent des revenus qui étaient considérés à l’époque par le fisc comme des revenus professionnels, avec des conséquences du point de vue de l’Inasti, des conséquences sur le chômage, etc. Nous, on a plaidé pour que ces revenus soient reconnus comme des revenus mobiliers. On s’est énormément battus avec les administrations. Pendant des années, on a défendu en justice quelques dossiers exemplaires. L’un d’eux a fini par aboutir il y a six mois, après plein d’étapes qui nous ont menés jusqu’à la Cour de cassation où on a fini par gagner. Mais ça fait quelques années qu’on s’est rendu compte que ça ne marche pas. Il a donc fallu passer à un autre travail: celui de contribuer à réformer la loi sur la taxation des droits d’auteur, qui a permis de régler définitivement ce problème, qui est aujourd’hui de nouveau en discussion. Le chômage était pour nous une sorte de revenu universel adapté dans le secteur artistique. Dans le secteur non artistique, c’est plus ambigu de déterminer si c’est encore utile. C’est peut-être une des vraies questions pour le futur du projet d’ailleurs: à quel point, vu qu’on a énormément élargi la population et les types de métiers, est-ce que Smart est encore une solution adaptée pour répondre à l’intermittence de ces métiers-là? Comment fait-on pour compenser les moments où les membres ont moins de revenus? Que fait-on pour ceux qui n’ont pas suffisamment de revenus? Est-ce que les aider passe par de la mutualisation? Est-ce que ça passe par des réformes de la loi?
Voilà quelques éléments pour comprendre le recentrage. Mais avant ce recentrage, et dès le début, il y avait déjà une ouverture forte au non artistique. Pour les raisons que j’ai dites.

 


Est-ce que tu arriverais
à dresser une liste des sujets sur lesquels, à ton sens, Smart a marqué l’histoire de la Belgique? Je pense par exemple au lobbying sur des lois, des processus juridiques, au lobbying politique.

Comment finalement l’aventure Smart a marqué les administrations sociales, le droit du travail, le droit social, le travail syndical? Et à l’inverse, tu évoquais aussi des lois faites pour «emmerder Smart». Qu’est-ce que tu dirais de cette porosité-là?

Si j’étais caricatural, je dirais que le jour où la réglementation ou le cadre administratif sera suffisamment clair pour permettre aux gens de vivre de leur métier, Smart n’aura plus à intervenir ou du moins Smart cessera d’exister sur ses combats historiques. À chaque fois que Smart a réussi à sécuriser quelque chose au bénéfice du plus grand nombre, quelque part, on a gagné un combat. On pourrait presque se dire qu’une fois que cette sécurisation est faite et instituée, si d’autres la gèrent, on n’a plus vraiment de plus-value à continuer à aller répondre à des besoins qui existent tant que les cadres officiels existants sont inadaptés pour y répondre.
Ce que je dis souvent c’est que la loi vient toujours trop tard. Elle vient encadrer des réalités qui sont apparues en cours de route et n’étaient pas prévues au départ. Il y a un débat politique et finalement, on vote une loi pour cadrer des réalités qui existent depuis quatre, cinq, dix ans. Quand la loi est votée, les réalités ont déjà bougé et continuent à se déplacer.

Là où Smart, à mon avis, a le plus marqué les choses, c’est qu’entre le moment où on est apparu, et où on a créé le contrat Smart, et aujourd’hui, ce contrat Smart a quasiment été un truc institutionnalisé, reconnu comme un contrat à part entière, alors que juridiquement, il signifiait des choses beaucoup plus riches que celles que propose un contrat salarié. Ce mandat dont je parlais tout à l’heure a vraiment été un instrument de sécurisation des prestations. Avant ça, les gens devaient trouver eux-mêmes des solutions pour pouvoir ne pas travailler au noir et quand ils trouvaient des solutions, ils n’étaient même pas sûrs qu’elles ne seraient pas considérées comme problématiques. En vrai, il y avait bien une présomption de salariat pour les artistes de spectacles sur scène, qui existait depuis 1969, mais elle était inappliquée et inapplicable parce qu’il n’y avait pas assez d’argent et parce que le donneur d’ordre, celui qui devait assumer le rôle de l’employeur n’était pas facile à désigner. Tout le monde se renvoyait la balle. Et quand quelqu’un voulait assumer le rôle d’employeur, c’était très compliqué parce que c’était des contrats de très courte durée, parfois pour quelques heures seulement. Personne ne savait comment gérer ça. Pour moi, derrière ce contrat Smart, il y a aussi cette fameuse note dont je parlais, qui a été rédigée avec l’aide de Suzanne Capiau, qui disait: concrètement, on va fonctionner comme ça. Grâce à ça, on a pu entrer en discussion avec les différentes administrations qui ont dit: on n’est pas sûr de votre raisonnement, mais allez-y. Et petit à petit, sur chaque point où le «on ne sait pas comment ça marche», où l’information n’est pas claire ou pas stabilisée, mettait la personne en insécurité, on a fini par sécuriser une manière de faire qui a pu être reproduite à une large échelle, et acceptée de fait par les administrations. Mais en même temps, très régulièrement, il y avait toujours un fonctionnaire par-ci ou un fonctionnaire par-là pour la remettre en question. Notre rôle de sécurisation allait jusqu’à interpeller le service réglementation pour qu’il clarifie les choses afin qu’on ait un système assez rodé où quelqu’un qui fonctionnait selon les conseils qu’on lui donnait était à l’abri de l’arbitraire. On a réussi ça: sécuriser la déclaration d’une prestation pour que la personne puisse cotiser correctement dans un des statuts qu’elle a choisi, celui qui était le plus protecteur à notre sens, à savoir celui de salarié. Il se pourrait que dans l’avenir, ce soit le statut d’indépendant qui soit le plus adapté, en plus des mutualisations de moyens. Il faut rester ouvert à ça, si on veut vraiment répondre aux besoins. Ce contrat Smart, c’est donc pour moi un exemple marquant de la relation qu’on a pu instituer avec les administrations, faite de tensions mais aussi de discussions. Je pense qu’il y a même eu un moment où les administrations, principalement fiscales et sociales (l’ONSS et la réglementation chômage) ont fini par se rendre compte que le fait que Smart aide à clarifier les choses, ça facilitait la vie de tout le monde. Pour eux aussi, c’est plus facile d’avoir un interlocuteur qui cadre les choses plutôt que de devoir aller contrôler individuellement un grand nombre de personnes. Au niveau fiscal, c’est pareil. À un moment donné, je pense, ça a dû être autour du dialogue qu’on a eu avec l’Auditorat du Travail, ils se sont rendu compte que finalement, ce n’était pas si mal d’avoir Smart, parce qu’en travaillant de manière constructive avec nous, ils pouvaient aussi faire en sorte que Smart change les pratiques. Et Smart qui change les pratiques, c’est plein de prestations et de réalités qui tout d’un coup évoluent dans le bon sens, parce que correctes du point de vue des administrations. Le contrat Smart me semble avoir apporté des choses intéressantes. Je crois qu’on a aussi joué un rôle fort, toujours dans cette idée de sécurisation sur l’intégration des allocations chômage comme complément de revenu. Quelque part, on peut donc se dire qu’on n’a pas été jusqu’à créer un revenu de base universel — on nous a d’ailleurs beaucoup critiqués pour ça — mais on a instrumentalisé de façon légitime des dispositifs qui existaient à plus petite échelle, et petit à petit, on a poussé pour qu’ils soient élargis. Dans le même temps, on faisait connaître ces réalités pour que les administrations les considèrent, en disant: s’il faut changer la loi, changeons-la; en attendant, nous, on essaie de faire avec ce qui est là. Ce lobbying auprès des administrations a été un complément formidable et indispensable au contrat Smart.

La sécurisation de la taxation des droits d’auteur a davantage consisté à éviter que les gens ne soient considérés comme des indépendants pour ces revenus qu’ils touchaient qui n’étaient pas du salaire, plutôt qu’à les amener à payer moins d’impôts. Avant la mise en place des contrats Smart, les gens étaient obligés soit d’être indépendants soit de créer une asbl. Pour une asbl, il fallait minimum trois personnes. En général, on s’arrangeait avec sa famille… ce qui engendrait un risque de conflits. Ce n’était pas simple et ça ne résolvait pas la question de comment on traite toutes ces prestations. Il fallait aussi travailler à maintenir en vie cette asbl avec le risque de la perdre si à un moment donné, elle arrêtait de fonctionner.

Le statut d’indépendant était aussi problématique. Il y a les artistes de spectacle qui avaient décidé d’aller vers ce statut d’indépendant parce que la présomption pour les artisans du spectacle (qui existait depuis 1969) ne fonctionnait pas, elle. Ils se sont vus interpellés en 1987 par l’Inasti, qui s’occupe des cotisations sociales d’indépendant, qui leur disait: «Vous ne pouvez pas être indépendants, parce que vous êtes présumés salariés.» Ils se sont donc retrouvés dans une impasse. Smart, qui a démarré en 1998, a agi avant la réforme sur le statut social et fiscal de 2002, applicable à partir de 2003. On a apporté une solution là où il n’y en avait pas. Par la suite, le fait que des bureaux d’intérim aient été institués sur la base de cette expérience a permis d’élargir les solutions pour ceux qui en avaient besoin. Avec l’inconvénient que le marché de l’intérim a été occupé par des sociétés commerciales, qui n’avaient pas la même approche que la nôtre, pas la même gouvernance, pas les mêmes valeurs. Avec également certains surcoûts.

Par ailleurs, on a aussi été fort actifs pour faire reconnaître la réalité et l’importance des frais que rencontraient notre public, qui étaient nécessaires pour l’exercice de leur métier et qui n’étaient pas forcément toujours reconnus et pas toujours forcément faciles à démontrer, à justifier avec des pièces justificatives, et surtout difficilement rattachables à telle prestation, à telle date. Ce sont des frais dans la durée, ce pour quoi les Activités ont été un peu plus adaptées. Mais on a dû lutter pendant des années sur cette question de la juste prise en compte des frais et on en paie encore certains pots cassés. On a dû mettre en place des solutions assez inventives, notamment pour l’achat de biens d’investissement. Julek vous a peut-être parlé des mises à disposition de matériel qui est une solution inventive qu’on avait mise en place, qui permet de ne pas devenir propriétaire du matériel des membres, qu’ils utilisent dans le cadre de leurs activités, mais de le leur en rembourser l’usage. En quelque sorte, de les dédommager pour l’usure du matériel dont ils se servent dans le cadre d’une Activité ou d’un Projet Smart. Pour faire ça, on avait deux arguments juridiques qui étaient tous les deux problématiques mais qu’on avait essayé de défendre. Le premier, c’est qu’un employeur est obligé de fournir les outils de travail à ses salariés. Du point de vue des cotisations sociales, le défraiement que l’employeur donne à son employé pour compenser le fait qu’il utilise son propre outil, ne fait pas l’objet de cotisations sociales. Cela peut être considéré comme des frais et ne fait pas l’objet de fiscalité. La seule chose qui était contestée dans ce raisonnement-là, c’est que les forfaits qui existaient à l’ONSS étaient beaucoup trop faibles par rapport à ceux qu’on pratiquait. Nous, nous nous basions plutôt sur le coût du matériel calculé comme si nous avions dû le louer sur le marché. Par ailleurs, même quand la personne avait fini de rembourser totalement l’achat de son matériel, nous considérions cohérent qu’elle continue à avoir des dédommagements de mise à disposition pour pouvoir reconstituer ce matériel une fois celui-ci devenu obsolète. Le deuxième raisonnement, c’était de dire: en tant que producteur, c’est comme si le membre nous louait son matériel, au prix du marché. Ça ouvrait la porte au risque que cela soit considéré comme des revenus de location pour le membre et que cela soit requalifié en revenus professionnels. Le membre courait aussi le risque d’être assujetti comme indépendant pour ces revenus-là. Je me rappelle qu’à un moment donné, dans des négociations avec le fisc, Julek avait dit: «On est prêts à prélever un précompte mobilier sur les sommes versées dans le cadre de ces mises à disposition.» Mais ça ne résolvait pas tous les autres risques associés à ça, les mêmes que ceux en matière de revenus de droits d’auteur, des revenus de nature mobilière bien souvent requalifiés en revenus professionnels. On a donc dû arrêter et payer les pots cassés. À ce moment-là, on était mûrs pour assumer le fait d’acheter le matériel des membres au nom de Smart, ce qui veut dire qu’on en était propriétaire. On n’était pas très fans de ça, et c’est encore une question pour nos membres aujourd’hui: qu’adviendrait-il de notre matériel si Smart faisait faillite? Et on était capable à ce moment-là, parce qu’on était un peu plus structurés, de gérer les amortissements obligatoires.

Pendant toute une période de notre histoire, il y avait dans le contrat Smart un forfait de frais, pour lequel le membre n’était pas tenu d’apporter des pièces justificatives. On s’était basé sur des études tenant compte de la réalité des frais dans le secteur, par toujours facile à démontrer, pas toujours facile à rattacher à une prestation donnée. Dans un premier temps, on avait dit: si tu ne peux pas justifier, tu peux faire un forfait de frais Smart de 25 euros par jour de travail que tu n’as pas besoin de justifier. Ensuite, on est passés à 37,5 euros. Julek disait qu’il avait discuté avec des contrôleurs et qu’ils n’avaient pas réagi. On n’a jamais eu d’accord écrit et on a fait ça pendant des années. C’est les fameux 37,5 € de frais forfaitaires Smart. Ils répondaient à un vrai besoin et à une réalité. Et puis, on a eu un gros conflit avec l’administration fiscale où ils nous ont dit: si vous n’arrêtez pas tout de suite et si vous ne proposez pas une alternative qui permette de justifier soit sur base de forfaits acceptés par les administrations, soit sur base de justificatifs, on va vous requalifier quelques années en arrière. On a donc dû arrêter de fonctionner comme ça. On a mis en place un autre mécanisme avec l’aide de l’informatique, pour que ce soit encore pédagogiquement clair pour les membres. Ne pas trop complexifier les choses est toujours un énorme enjeu, pour que cela reste facile d’accès pour les membres, et compréhensible. Peut-être que là, il y a aussi un basculement dans notre histoire. À partir du moment où on a redéployé les structures, on a dû complexifier tout ce qu’on faisait. On n’a pas su tout gérer comme il fallait. Ça a engendré plein de difficultés. On courait après un flux massif de choses à faire. Structurer toutes ces entités qu’on avait dû créer et toutes les interactions financières entre elles, c’était peut-être au-dessus des compétences ou du temps qu’on avait à y consacrer. Et on paie encore les pots cassés. Pour être dans les clous des administrations, on a voulu être attentifs à respecter de plus en plus de choses. On va me dire que c’est normal de respecter les cadres. Sauf que ça a complexifié énormément de choses, surtout pour les membres. On a donc dû compenser ça par l’automatisation. Or, c’est très difficile de faire bouger les choses au niveau informatique, ce qui fait que les membres doivent faire face à une plus grande complexité. On pourrait se dire que ce n’est pas grave, que c’est plus de professionnalisation. Mais c’est un des gros enjeux aujourd’hui: comment on rend à nouveau les membres autonomes sur ces informations.

On a aussi un problème autour de la TVA qui a été un des gros enjeux. J’entends encore Julek dire: «C’est beaucoup trop compliqué, on n’y comprend rien. Il y a des exceptions, des exceptions d’exceptions, et encore des exceptions. Nous, on va faire facile: pour l’artistique, la TVA, c’est 6%, pour le non-artistique, c’est 21%.» Ce qui était dans le texte, mais un texte européen qui date de 1970 sur les aides à la vente d’objets d’art, qui était complètement inadapté mais qu’on ne savait pas changer. On a donc fait du lobbying pour faire changer ça, mais là aussi, on s’est fait un petit peu ramasser.

Pour continuer avec la TVA, il y a un sujet qui me paraît important aussi, c’est la question de savoir ce qu’on fait pour éviter que la sortie du travail au noir soit entachée de trop de coûts supplémentaires. Il y avait déjà les cotisations sociales à payer, le coût Smart qui, certes, au départ se voulait très minime: 4,5% plus 2% pour le fonds de garantie salariale dont on parlera ensuite. Comment atténuer cet impact? Une TVA de 21% sur la totalité de la facture ou même de 6% (en cas de taux réduits) sur la totalité de la facture pour les prestations qui passent par Smart nous paraissait beaucoup trop élevée, surtout à l’intérieur d’une enveloppe budgétaire fermée et en particulier quand la facturation était faite à des donneurs d’ordre non assujettis à la TVA. Pour faciliter la déclaration du travail sans un trop grand impact financier, on considérait donc la prestation de service de Smart, c’est un service de secrétariat social que l’on rend pour gérer un budget de salaire. La TVA ne devait s’appliquer que sur le coût de gestion de Smart, à savoir la commission que l’on prenait dans la gestion du budget de salaire, et pas sur le budget de salaire en tant que tel. Pendant des années, on a appliqué la TVA à 21% sur 4,5% ou 6,5% de la facture, ce qui fait évidemment une énorme différence. Quand on a eu le conflit avec l’inspection spéciale des impôts il y a quelques années, c’est tombé sur la table. Ils nous réclamaient une régularisation immense, de peut-être 40 millions d’euros. On a négocié pendant longtemps. On est revenus sur les notes qu’on avait envoyées aux différentes administrations, pour expliquer notre fonctionnement en tant que tiers payant et ses conséquences, notamment sur la TVA que l’on appliquait, en mettant en avant un principe de sécurité juridique (nous avions fonctionné en totale transparence). D’avoir admis nos pratiques, les avoir connues sans intervenir jusque-là justifiait au moins de ne pas revenir en arrière. D’autant que cette pratique de TVA avait cessé depuis que la loi nous interdisait de pratiquer notre intervention en tant qu’intermédiaire.
On n’a jamais fait n’importe quoi. On s’est toujours défendu juridiquement comme on pouvait face à des réalités atypiques, pour lesquelles le cadre légal n’avait pas été pensé, avec évidemment une insécurité, et toujours le risque de requalification. Plus on a grandi, plus n’importe quel conflit a engagé des sommes immenses. En même temps, ces risques-là portés par le collectif sont pour moi le propre de notre projet. Les membres ne sont pas contrôlés sur leurs activités qui passent par Smart. Uniquement sur le volet social, le revenu. C’est bien Smart qui est contrôlé pour ces activités. Cette mutualisation des risques, le coût de ces contrôles, c’est le coût d’avoir trouvé des solutions là où il n’y en avait pas forcément. Cela me semble normal d’accepter que cela engendre un risque. On a toujours apporté énormément de cotisations sociales qui jusque-là n’arrivaient pas dans leurs caisses. En contribuant à ce que tout le travail des membres soit déclaré, on a apporté énormément de choses. Je crois que les administrations en sont conscientes. Aujourd’hui, on a une attitude un peu différente: on essaie le plus possible de répondre à tout ce qui est obligatoire, d’être beaucoup plus dans les cordes, de faire moins de raccourcis. Avec le risque de perdre un peu notre âme et de ne plus répondre aux besoins pour des réalités pour lesquelles les cadres légaux ne sont pas toujours adaptés. Je ne sais pas si notre capacité à faire du lobbying est encore aussi forte qu’avant.

 


Quand tu dis qu’elle s’est affaiblie,
c’est que pour toi il y a un moment où il y a eu une vraie voix de Smart qui porte? Tu arrives à situer cette période?

Le moment où ça s’est inversé, pour moi, c’est quand on a grandi, qu’on est devenus de plus en plus visibles, certaines personnes ont dit que si on ne faisait pas les choses comme les autres, ça générait des inégalités. Les administrations ont commencé à nous cadrer. Les syndicats à nous attaquer un peu plus. Il y a eu beaucoup de discussions. Les premières discussions avec l’Auditorat du Travail, quand on a dû faire ce redéploiement dans l’entité, ont été le début d’une longue série. Certains pensent que pendant les dix premières années, on a pu un peu enfoncer les portes, mais alors on n’était pas visibles. Aujourd’hui, on est tellement visibles que ce n’est plus possible de le faire, on est en permanence contrôlés.

Il y a eu aussi la période intermédiaire autour de 2008, où on a été noyés et on s’est bureaucratisés. Du coup, le projet a perdu un peu d’âme et j’ai l’impression qu’avec l’arrivée de Sandrino en 2014, ça s’est relancé. En même temps, plus on grandit, plus c’est compliqué. Le paradoxe, c’est qu’on a plus de moyens et qu’on est donc probablement plus forts, mais je trouve que les grandes organisations passent parfois plus de temps à gérer leurs questions internes plutôt qu’à continuer à apporter des réponses aux besoins. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il y a la volonté de revenir à l’ambition de répondre aux besoins. Comment y parvenir une fois qu’on aura tout sécurisé? En fait, plus l’usage est massif, plus les coûts sont lourds et plus les risques de mise en danger sont importants. On a fait le tour et nettoyé les sujets qu’on estime à risques, mais qu’on prend en charge pour des raisons légitimes.

 


Est-ce que tu vois une nouvelle frontière à franchir ou tu as l’impression d’avoir fait en 25 ans le tour de l’ensemble des problématiques possibles?

Ce qui m’inquiète encore aujourd’hui, c’est le fait qu’il n’y ait pas d’alternative si jamais le modèle d’entreprise et de maison de production partagées était mis en danger. Alors que quand le contrat Smart a été mis en danger, on a pu basculer grâce au coup d’avance qu’on avait. Je me pose aujourd’hui la question de quel serait notre coup d’avance si jamais demain on avait un problème. Pour moi, il est fondamental de préparer ce coup d’avance. Une des pistes pourrait être de se dire on est devenu trop gros. Ce serait peut-être mieux de faire confiance aux membres pour qu’ils s’organisent par secteur, par métier pour créer des espèces de mini Smart qu’on pourrait soutenir et aider – comme on gère aujourd’hui les Activités – tout en gérant une entité avec une personnalité juridique qui déclarerait à son nom et qui engagerait à son nom. C’est un peu ce qu’on a appelé dans le design de services la déclinaison 4. Il y a une partie de nos membres qui rencontrent des obstacles dans le cadre de leur Activité pour obtenir des subsides. C’est une des limites de l’absence de personnalité juridique et de l’entreprise partagée. Alors, soit on lève ça et ça s’améliore. Soit certains seront obligés ou auront envie de créer leur propre structure. Mais c’est un peu dommage que du jour au lendemain, ils quittent Smart.

C’est une des ambitions mais ce n’est pas prioritaire. Si un membre créait sa propre structure, on pourrait continuer à gérer pour lui. À l’époque, Ingrid Inghelram travaillait dans une fiduciaire comptable avec Amir Dibadj11, et ils géraient les gens qui avaient besoin d’aide pour créer leur propre asbl ou leur propre structure juridique. Peut-être qu’on doit se rendre capable de gérer plusieurs structures juridiques différentes, de la même manière qu’on gère les Activités. Ça nous permettrait d’avoir plus d’entités de plus petite taille pour répondre à plus de besoins. Mais si demain on devait par exemple arrêter de traiter les Activités comme on le fait, est-ce qu’on aurait la capacité de basculer en trois mois en disant: créez vos entités, on est en capacité de les aider, on va le faire et ça ne changera pas grand-chose? Et la question d’après serait: comment éviter que celui qui pilote l’Activité soit nécessairement gérant et donc considéré comme indépendant? Pour éviter ça, on pourrait très bien offrir des services de gérance et engager les personnes elles-mêmes comme salariées pour gérer leur Activité. Ce qui me manque aujourd’hui, c’est ce coup d’avance. Ça me rassurerait d’en avoir un. On peut très bien se dire qu’aujourd’hui on est devenus trop forts et trop indispensables. Mais en même temps, le fait d’avoir un coup d’avance, ça aide à améliorer ce qu’on fait, à comparer et à réfléchir.

 

Il y a une sorte de jeu de miroir entre ce que tu décris, les usages que les membres peuvent faire de Smart et la manière dont Smart est en relation avec les administrations. Il y a un outil qui est créé pour répondre à un besoin, mais nous, les membres, on va l’utiliser un peu autrement pour répondre à un autre de nos besoins. J’ai le sentiment qu’il y a une bonne acceptation de ce jeu-là entre Smart et ses membres.

Il y a deux aspects. Je disais plus haut que le fait de viser ce qui est commun et de ne pas rentrer dans 1500 détails, ça a eu l’avantage immense de permettre d’être utile au plus grand nombre de personnes et aussi d’être plus inventifs dans l’utilisation de l’outil. En effet, comme il s’agissait d’une version minimale, elle pouvait répondre à beaucoup plus de besoins que ceux auxquels on avait pensé. Les membres ont donc pu être très créatifs dans l’utilisation de nos outils. Ça, c’est le volet positif. Très créatif. On a par exemple toujours voulu étudier la quantité de ce qu’on appelle les transferts de budget, c’est-à-dire les échanges économiques, de biens et services, entre nos membres. Le transfert de budget, c’est quand même quelque chose de fou, qui s’est développé et qui a pris de l’ampleur: on est à l’intérieur d’une seule et même personnalité juridique, on n’envoie donc pas de factures et il n’y a pas de TVA.

 


Vous n’avez jamais réussi à le mesurer?

On n’est jamais allé jusque-là car ça n’a jamais été considéré comme prioritaire. Mais c’est vrai que c’est hyper intéressant. On a souvent remarqué que les membres utilisaient parfois ce mécanisme et se dépatouillaient avec ce que permettaient nos outils grâce au fait qu’ils étaient ouverts. Grâce à quoi, ils trouvaient des solutions qu’on n’avait pas imaginées. C’est le volet positif qu’il faudrait un jour analyser. Peut-être qu’il faudrait s’appuyer davantage sur les membres. C’est la condition pour pouvoir être très inventif au service de la communauté, puisque l’énorme monstre interne n’arrive pas à tout suivre. D’ailleurs, c’est ce qui est en train de se passer, notamment avec SmartLab. Mais il faut rester prudent car on peut se demander si les gens peuvent avoir la possibilité de faire n’importe quoi avec nos outils, et notamment frauder, éviter ceci ou cela. Cela soulève donc la question du contrôle qui se pose à la fois aux instances qui viennent nous contrôler et aux individus qu’il faut responsabiliser. On a toujours transformé les contrôles des instances administratives en opportunités pour nous améliorer, faire bouger la machine. Dans le même temps, il faut cadrer les individus et ne pas laisser passer des choses inacceptables. Comment garantir aux administrations que passer par Smart ne signifie pas travailler au noir et ne déclarer que la moitié de ce qu’on gagne? Un des sujets prioritaires du moment c’est comment on peut, en tant que producteur, justifier ne pas être au courant qu’on vend quelque chose, et que le travail qui a été nécessaire pour produire ce service que l’on vend a bien été réalisé. On est en train de voir comment dans les devis aux clients et dans les contrats de vente aux clients, on peut demander si la prestation de services se déroule dans un lieu précis et à des dates précises. Nous, derrière, on doit veiller à ce qu’il y ait absolument un contrat de travail à cet endroit-là pour que la personne soit couverte ce jour-là. Il y a vraiment des équilibres à trouver. Mais il faut les trouver intelligemment pour ne pas bloquer tout le temps le membre. Parce que les scénarios d’utilisation sont toujours beaucoup plus larges que ceux qu’on peut envisager. Si tu cadres des mauvais comportements en pénalisant tout le monde, ça n’a pas beaucoup de sens et ça bride cette inventivité et ces solutions que nos outils permettent aux membres.

 


On a fait un bon tour sur la question
des petites mécaniques qui sont assez précises finalement et qui ont fait le développement de Smart. On a pas mal évoqué la question des frontières aussi. Et je me dis que ce serait peut-être intéressant de prendre quelques minutes pour évoquer la question du développement international de Smart.
Comment ça s’est fait de ton point de vue? Quand est-ce que ça a commencé? Quelles étaient les motivations? Les enjeux? Pourquoi y a-t-il eu retour en arrière là-dessus?

Quand je suis arrivé en 2005, l’idée était déjà sur la table qu’on devait trouver une solution pour soutenir nos membres qui, surtout dans l’artistique, ne sont pas cantonnés à faire des prestations en Belgique. Pierre et Julek ne savaient pas toujours comment gérer ça. Ils disaient que ce serait quand même intéressant de pouvoir élargir notre champ d’action au-delà de la Belgique. Ils ne savaient pas encore très bien comment procéder et ils résolvaient plutôt des situations au cas par cas. Puis ils ont commencé à se dire: on va essayer de voir ce qui se fait ailleurs. Ils sont allés aux BIS de Nantes. De mémoire, c’était en 2005.

2007, je pense.

J’ai l’impression que c’était un peu avant parce qu’en 2007, on faisait déjà des réunions de travail avec Sandrino et Sébastien Paule. Disons 2006. Au BIS de Nantes, ils sont tombés sur Sandrino et ils ont vu qu’il faisait des choses fort proches. Il y a eu une espèce de match et ils se sont dit qu’il fallait absolument qu’ils se revoient. Et là, je crois qu’il y a eu un déclic dans la tête de Pierre et de Julek qui se sont dit: on a une solution qui a répondu à des besoins en Belgique. Ces besoins existent sûrement dans d’autres pays. C’est très intéressant de voir comment mettre en œuvre des solutions similaires avec des gens qui sont sur place ou s’appuyer sur ces organisations pour faciliter, — je crois que c’était l’ambition initiale—, la mobilité de nos membres et leur trouver les meilleures solutions grâce à des interlocuteurs de l’autre côté de la frontière. La première initiative, ça a été avec la France. Là, on s’est rendu compte qu’il fallait rencontrer plusieurs interlocuteurs. Je crois qu’il y avait six associations différentes pour créer Smart France. À Paris, Lille et Arras, il y avait Art Scène Bulletin et les Oiseaux de nuit autour de Sandrino. Il y avait aussi Illusion&Macadam autour de Sébastien Paule. Il y avait Caramba Spectacles. Et je crois qu’il y avait encore une autre personne. En tout cas on a eu beaucoup de discussions et, de retour en Belgique, on s’est nourris de ça pour être plus inventifs dans la construction et les évolutions. Il y a eu comme un déclic de voir à quel point en France, le fait de dire qu’on est la maison de production, qu’on accepte de jouer le rôle d’employeur était beaucoup plus assumé. À partir de là, pendant deux ans, on s’est rendus toutes les trois semaines à Arras, à Lille, à Paris pour discuter. Moi, j’étais le juriste qui accompagnait Smart Belgique. J’étais en lien avec Audrey Boistel, une juriste spécialisée dans le secteur artistique en France. Il y avait aussi déjà Jérôme Giusti, un autre avocat qui a accompagné le projet. J’ai fait des notes récapitulatives. Je documentais plein de choses. C’était toujours très riche, mais le sujet me paraissait immense. Finalement, on a réussi à créer Smart France, avec une vraie envie d’éviter à ceux qui se créaient ailleurs, de perdre du temps et de faire les mêmes erreurs que nous. Un des points très lourds avait notamment été la course à la trésorerie, dans un contexte où on gérait un flux de personnes de plus en plus massif, ce qui nous obligeait à avoir une trésorerie conséquente pour payer les cotisations. On avait une croissance de 30% par an et on avait fini par accumuler suffisamment de fonds propres et de trésorerie pour nous permettre d’alimenter la trésorerie de Smart France qui démarrait. Mais notre modèle économique n’était pas très clair. Historiquement, on prélevait 4,5% sur les factures, qui sont devenus 6,5% avec les 2% qu’on prélevait pour garantir une plus grande rapidité des paiements des rémunérations, indépendamment du délai de paiement des donneurs d’ordre, ainsi que pour protéger nos membres de la faillite des donneurs d’ordre. Finalement on est resté à 6,5%. Ce qui a été compensé par la mutualisation de certaines réductions de charges patronales. En effet, on ne savait pas la calculer au fil de l’eau et on avait systématiquement un surplus à la fin de chaque trimestre. À un moment donné, on a pris la décision au conseil d’administration, puis lors d’une assemblée générale que ces réductions de charges patronales seraient mutualisées. Il y avait un autre sujet qui était les réductions de charges personnelles sur les cotisations patronales, qui s’appelaient bonus à l’emploi. Les cotisations pour les bas salaires. Celles-ci on a dit qu’on devait arrêter de les mutualiser parce que ce n’était pas logique. Il fallait trouver un moyen de les rembourser et d’en faire bénéficier les salariés. Ces deux piliers de revenus (les 6,5 sur la facturation et la mutualisation des réductions de charges patronales) étaient indispensables. En France, on est partis sur un prélèvement de 8,5% mais on n’a pas assez évoqué, me semble-t-il, ce deuxième pilier qui était nécessaire pour le modèle économique. En même temps, en France, les personnes autour de la table avaient quand même une forte autonomie. Elles avaient une meilleure expérience du terrain et à un moment donné, la France a failli arriver à l’équilibre. Finalement, ce deuxième pilier, c’est la manière par laquelle l’État soutient la création d’emplois. Ça peut être par des politiques de réduction sociale (comme c’était le cas en Belgique) ou des politiques de réduction fiscale (comme ce fut le cas en France). En France, c’est le crédit impôt compétitivité qui était mutualisé, qui a permis d’approcher de l’équilibre. Et puis il a disparu. Je ne sais pas si ces politiques ont été remplacées par autre chose. En Belgique, par exemple, quand l’État a décidé de faire baisser le taux de base des cotisations pour s’aligner sur le niveau européen et de réformer le système des réductions, il a mis en place ce qu’on a appelé un tax shift, un déplacement de l’endroit où il allait opérer les prélèvements et les réductions de charges.

 

En France, il s’est passé exactement la même chose. Il y a eu d’un coup un déplacement d’un crédit d’impôts vers une réduction des cotisations patronales. C’est vraiment le même scénario deux ou trois ans après.

Oui. À ce moment-là, Sandrino était déjà en place, on a décidé de geler le mécanisme grâce au multiplicateur. On a fait une multiplication pour calculer le budget de salaire à partir du brut. On a calculé pour que ce soit exactement équivalent à ce qu’on mutualisait dans l’ancien système. En disant: ça va prendre cinq ans, ça va se faire progressivement. On n’est pas sûr qu’ils ne nous mentent pas en nous disant que ça allait finalement réduire le coût de l’emploi. Après on sera en mesure d’analyser ce qu’il en est et on verra ce qu’on fera, en discutant avec nos membres sur le modèle économique. On a pris une décision de prudence en instaurant un nouveau mécanisme qui évitait de mettre notre modèle économique dans la mouise. Je ne crois pas que ça se soit fait en France.

On est tombé sur des nœuds techniques.

Ça, c’est mon expérience de la France. J’avais suivi le premier combat qui avait eu lieu au démarrage de Smart France. En particulier, cette histoire de la licence d’entrepreneur du spectacle autour de laquelle on a entendu les mêmes arguments que ceux qui nous ont fait tout perdre par la suite (même si on a fini par gagner le procès la première fois, et on verra pour le procès en cours). J’avais eu les copies de toutes les décisions de justice. Ensuite, je ne sais pas très bien ce qui s’est passé. Le contexte n’était plus le même. Il y avait plein d’autres mécanismes en jeu. Smart était déjà fort visible. Peut-être que nous, nous avons eu le luxe en Belgique de grandir dans l’ombre, à un moment où il n’y avait pas beaucoup de solutions.

Pour les autres pays, on a eu une cellule pilotée directement par Julek, qui pensait que Smart ne pourrait fonctionner qu’au niveau européen. Si on ne changeait pas les choses à ce niveau-là, ça ne marcherait jamais. C’était pour lui la seule manière de régler définitivement le problème de la mobilité internationale. Il a fini par rencontrer plein de gens un peu partout, qui partageaient une approche un peu expérimentale. Autour de lui s’est constituée toute une équipe qui gérait le développement international de Smart, avec la volonté de soutenir le plus possible les initiatives naissantes. La santé financière de Smart était bonne. Mais le suivi n’a pas été suffisamment rigoureux. On ne savait pas très clairement à quel point les personnes sur place parvenaient à se lancer de manière autonome. En fait, ils rencontraient énormément d’obstacles dans la mise en place de services à la manière de Smart, avec peut-être des approches administratives beaucoup plus rigoristes ou sérieuses, ou une tendance à être trop ambitieux dès le départ. Nulle part n’est apparue la possibilité d’atteindre un équilibre ou même d’entrevoir un développement de quelque chose qui pourrait fonctionner. C’est l’analyse que j’ai de l’extérieur. À un moment donné, je crois que c’était en 2013-2014, on avait acheté tellement de choses avec nos fonds propres, on avait commencé à se lancer dans des chantiers tellement nombreux, qu’on a fini par vider nos fonds propres, ce qui a engendré des problèmes de trésorerie. C’est là que Sandrino est arrivé, et qu’il a dit: il faut d’abord se recentrer pour se redonner les moyens de nos ambitions. C’est l’approche qu’on a désormais. Qui vise quand même à essayer de soutenir différents partenaires, mais on n’est plus dans cette approche où Smart finance tout sans condition, comme on l’a été pendant très longtemps. Petit à petit, on retrouve un équilibre autour de l’engagement des coopératives, le soutien aux initiatives semblables aux nôtres, l’idée centrale d’apporter des solutions au plus grand nombre de personnes possible et de résoudre un ensemble de problèmes liés à la mobilité. Mais je n’ai pas beaucoup plus d’explications là-dessus.

 

C’est intéressant parce c’est évidemment très présent dans l’entretien avec Julek, comme tu peux l’imaginer. Par ailleurs, en tant qu’observatrice un peu lointaine, j’ai le sentiment que c’est l’un des sujets les plus controversés à l’intérieur de Smart. Il y a donc un enjeu sur comment écrire cette histoire-là, car suivant avec qui on parle, ce sont des histoires différentes, qui se racontent avec des points de vue différents.

Derrière la question du développement international, il y a pour moi celle de l’ambition de transformation sociale qui ne peut avoir un réel impact qu’à un niveau européen. Pour construire un modèle qui change réellement les choses, il faut pouvoir démontrer qu’il marche dans plusieurs pays et ensuite l’imposer dans un cadre supranational. Mais cette conscience-là, j’ai l’impression qu’elle s’est développée au moment où on a commencé à être de plus en plus cadrés d’un point de vue administratif et où on a été un peu acculés. À un moment donné, notre ambition de transformation sociale a pris une telle ampleur qu’on n’était plus capables de l’assumer. On était tout le temps dans le oui, “c’est une opportunité, allons-y!”, sauf qu’on n’arrivait plus à suivre. Je me dis que dans quelques années, quand on aura reconsolidé quelque chose autour de notre cœur de métier, peut-être que cette possibilité d’avoir de telles ambitions, qui ne doit pas s’arrêter pour autant, pourra de nouveau être réaliste. Mais à ce moment-là, continuer comme ça c’était courir à notre perte financière.

Le principal coût de Smart, c’est le coût humain, ce sont les ressources humaines, qui sont quand même limitées. On peut se demander ce que les membres ont envie qu’on fasse et c’est une vraie question. Quand arrive une nouvelle idée, une fois qu’on a dit: «C’est bien, oui, on pourrait le faire», la vraie question, c’est: est-on capable de le faire, et de le faire bien? Ces derniers temps, on se rend compte qu’on subit le flux des nouveaux projets qui arrivent. Tout le monde dit, c’est super, mais les projets n’aboutissent pas, ou alors au compte-gouttes. Tous les jours, il y a quelqu’un qui a dix nouvelles idées et c’est très enthousiasmant, mais derrière, il faut pouvoir faire. L’idée serait donc de faire moins, mais de faire vraiment, plutôt que de vouloir faire plein et ne pas réussir à faire, ce qui crée plein de tensions évitables.

Le développement international n’est finalement qu’un des aspects de cette problématique. Pendant les deux dernières années où Julek était aux commandes, on avait énormément de ressources dédiées à autre chose qu’à notre cœur de métier. On se lançait dans plein de projets hyper ambitieux, hyper utiles. Julek adorait parler avec les gens, c’est comme ça qu’il a construit Smart. À chaque fois qu’il rencontrait quelqu’un, ça ouvrait des opportunités. Mais ensuite, on ne savait plus trop quoi en faire ni comment avancer. Et ça a commencé à être très difficile. C’est là qu’on s’est dit: c’est super de continuer, mais il faut le faire de manière un peu plus cadrée et progressive en vérifiant qu’on a bien les ressources nécessaires pour avancer.

En 2014, il y a eu du nouveau, on est passé en coopérative mais en soi, ça ne veut rien dire. Il fallait se demander quelle coopérative on voulait être, se requestionner par rapport aux questions fondamentales, au cœur de n’importe quel projet et on est arrivés finalement à réaffirmer ce qu’on a toujours fait. Quelque part, ça a été une vraie reconstruction. Maintenant, sans doute que l’étape d’après pourrait être de renouer avec cette ambition d’une transformation sociale plus large. En ayant cette fois les moyens et la capacité de suivre.

Ça fait un sacré programme, mais c’est enthousiasmant, comme tu dis.


Peut-on revenir un peu plus précisément sur ton parcours sur lequel
on est passé rapidement? Que s’est-il passé entre ton arrivée en 2005 et aujourd’hui, où tu es désormais conseiller stratégique?

En 2005, j’ai donc commencé à travailler directement pour Pierre et Julek. Je ne voulais plus être juriste parce que ce n’était pas ma passion et en même temps, eux disaient qu’ils avaient besoin de ça. On a donc convenu d’un contrat à mi-temps au service juridique et à mi-temps comme chargé de développement de projet. Dans le cadre du service juridique, j’ai notamment participé à la consolidation des activités et dans le cadre du développement des projets, j’ai participé à la création de Smart en France et de toute une série de nouveaux services. J’ai aussi animé des formations avec la femme de Pierre12 qui avait créé le service Formation. On faisait des formations résidentielles de plusieurs jours pour les membres, notamment sur la négociation des contrats. Ça a duré de 2005 jusqu’en 2008, au moment du redéploiement des structures. Là, je suis devenu directeur de l’outil contrat qui était d’abord géré par la structure «Secrétariat pour intermittents» et puis, nous avons créé une autre structure, “Le Palais de l’Intérim”, dont j’ai également pris la direction. Dans le cadre de cette direction du Secrétariat pour intermittents, j’ai dû gérer beaucoup de choses compliquées parce que c’est le moment où on a commencé à densifier l’ensemble des contrôles sur le tiers payant et sur tous nos mécanismes historiques.

En tant que directeurs, nous étions également administrateurs de la fondation qui chapeautait le groupe. Donc j’ai été directeur du Secrétariat pour intermittents, puis également du Palais de l’Intérim en plus, de janvier 2009 à février 2012 où je suis devenu directeur de la Fondation SmartBe, jusqu’en 2014 à l’arrivée de Sandrino. Là aussi, il y avait beaucoup de choses à nettoyer depuis une direction qui ne pilotait pas d’équipe en tant que telle, puisque les équipes étaient pilotées par d’autres directeurs. L’idée de Julek, c’était aussi qu’en tant que directeur de la fondation, je prépare petit à petit la relève. La fondation gérait les services généraux. Il y avait la RH, la compta, la communication et Julek qui était administrateur délégué. Moi, je travaillais directement pour lui et il me soutenait sur tous les sujets qui ne faisaient pas partie de mes responsabilités de directeur de la fondation. Mais il était également là pour m’aider dans mon rôle de directeur et m’apprendre ce qui me manquait encore. Ça a été des années assez tendues pour moi parce qu’il y avait énormément de choses qui me mettaient en tension, qui étaient trop lourdes, alors que ce n’était pas spécialement dans le rôle de directeur que je me sentais le plus à l’aise, à gérer beaucoup de stress. Même si Julek était très présent, il partait quand même de plus en plus vers l’international. Il fallait coordonner le travail avec les autres directeurs même si on avait un fonctionnement collectif de direction et faire en sorte que ça continue à fonctionner. Dans un moment où il y avait déjà ces questionnements sur: on s’éparpillait beaucoup trop, on dépensait trop d’argent, on n’avait plus assez de trésorerie. J’ai eu beaucoup de discussions, notamment avec Marie-Françoise Wirix là-dessus et on était une équipe de directeurs, tous nouveaux dans ces fonctions-là depuis le redéploiement. On fonctionnait de manière très collégiale, on prenait toutes les décisions ensemble, au sein des réunions de direction qui étaient pilotées par Julek, toujours très présent, ce qui était super aussi. Mais ce n’était pas toujours simple. À un moment donné, ça ne correspondait plus aux équilibres dont j’avais besoin. J’en ai parlé à Julek en disant: «Je vais arrêter. Je ne veux plus assumer de rôle hiérarchique.» Au moment même où lui me disait: «Justement, mon souhait serait que tu prennes ma place et que moi je prenne du recul.» Il a essayé de me convaincre une dernière fois en me disant: «On trouvera les solutions sur les matières où tu ne maîtrises pas encore, je suis sûr que tu es prêt.» Mais il a fini par comprendre que ce n’était plus possible pour moi et on a discuté de ce que pourrait être une autre solution. On a pensé à Sandrino. Julek a pris contact avec lui et, de mon côté, je suis allé le voir pour lui dire ce que j’avais en tête. J’étais en train de faire plein de schémas pour savoir comment ça allait s’organiser… De mon côté, je n’étais demandeur de rien. Je voulais arrêter, surtout d’être dans un rôle hiérarchique, et en même temps, je sentais que j’étais encore utile au projet. En discutant avec lui, il m’a dit: «Moi, ça me va très bien. J’ai besoin de quelqu’un comme toi pour m’aider avec la transition et je n’ai pas du tout besoin que tu sois dans un rôle hiérarchique.» Il m’a demandé si je voulais avoir une fonction définie. Je lui ai dit que non, qu’on verrait par la suite. Finalement, j’ai donc accompagné la transition. Ça a duré toutes les années Sandrino. À un moment donné, je crois qu’il fallait, pour une question RH, trouver une fonction. Roger Burton et moi, on a donc fini par s’appeler conseillers stratégiques. Ces derniers temps, ça s’est clarifié en conseil stratégique du projet Smart. On est donc disponible pour tout le monde. Ni Roger ni moi n’avons une quelconque ambition par rapport à ça. En fait, on est un peu des pompiers, on nous met partout où il y a un besoin quand il y a des trucs à faire, les gros contrôles, tous ces trucs-là. Et je ne regrette pas du tout. J’ai vite trouvé mon nouveau chemin. Chaque fois qu’on a besoin de moi quelque part, je comble les vides. J’ai aussi participé à beaucoup de réorganisations de direction.

 


Sur les dix dernières années,
quels sont les chantiers un peu importants qui t’ont marqué ou que tu as trouvé intéressants?

On a eu cet énorme contrôle fiscal de l’ISI, ça aurait pu être très problématique. Moi, je suis arrivé dans ce dossier-là après qu’il ait déjà été géré en partie par Pierre Martin, qui était juriste et qui travaillait au développement international quand je suis arrivé, et par Julek en lien avec nos avocats. Sandrino nous a demandé à Roger et à moi de nous plonger dedans en complémentarité, moi pour le volet juridique et Roger pour toutes les analyses de chiffres et tous les justificatifs… Finalement, ça a été intéressant parce que j’ai relié ces conflits-là à l’histoire de Smart depuis l’origine et ce qu’on avait toujours défendu. C’est là que j’ai ressorti les notes dont tout le monde avait oublié l’existence et que j’ai pu refaire tous les raisonnements que j’avais systématisés autour des cinq ou six sujets clés présents depuis le début de l’histoire de Smart. On a travaillé pendant deux ans là-dessus, Roger et moi et on a réussi à sauver le truc avec l’aide de la collaboration d’un de nos avocats (Maître Stéphane Bertouille) et notre avocate historique (Maître Suzanne Capiau). Ça a été un travail collectif qui a impliqué plein de gens. J’ai l’impression d’avoir eu un rôle clé qui a donné sens à tout ce que j’avais vécu et construit. Roger, de son côté, avait cette capacité à être très précis, à aller chercher les pièces justificatives, à exploiter les chiffres de la base de données, ce que moi je fais peu. On a réussi ensuite à avoir une négociation, on a finalement payé une somme bien moindre que ce qu’ils nous réclamaient initialement. De là ont découlé plein de projets de changements que j’ai aidé à formuler et à systématiser. J’en ai porté certains, notamment un contrat d’utilisation récemment mis en place et qui est le cadre juridique de l’entreprise partagée.

 


Il s’agit d’un contrat d’utilisation
à signer avec les membres?

Oui, désormais, ce sont les membres qui, pour pouvoir développer leurs activités à travers l’entreprise partagée, passent par la création de ce qu’on appelle maintenant une unité de production et acceptent les conditions d’utilisation de celle-ci, ainsi que les droits et obligations en découlant. On représente le modèle, on parle de la contribution mutualisée au financement de Smart. On n’avait jamais remis ça à plat depuis le moment de la création de Productions associées dont j’avais consolidé juridiquement les principes, avec l’aide de Maître Suzanne Capiau. Sinon, j’ai participé à la mise en place du plan stratégique de “Smart in Progress”13. J’ai participé au premier et au deuxième Smart in Progress. Puis j’ai coordonné cette vision de comment on transforme ça en plan d’action, en soutien du directeur du Développement et Stratégie et de Sandrino à l’époque. Et puis j’ai soutenu la réorganisation de la DSI. J’ai soutenu Yvon Jadoul14 dans la réorganisation de la DAF, la direction administrative et financière après le départ de Nicolas Wallet15. Plus récemment, j’ai fait une mission de réorganisation de la direction RH quand il y en avait encore Nevine Letestu16. Et très récemment, j’accompagne la DRH sur toute une série de projets à moyen terme. Sinon, je suis à toutes les réunions de direction et ils m’ont confié un rôle d’animateur qui me permet d’être là et de nourrir un peu mon travail. On a travaillé pas mal avec Roger sur le design de service et là, je crois qu’on va devoir creuser encore un petit peu plus.

Beaucoup de travail de structuration et de remise en cause. On sent un moment de restructuration.

Ça bouge beaucoup. Récemment, on a aussi travaillé à voir comment pouvait évoluer le métier de conseiller. On a organisé un séminaire qu’on a appelé «Repenser la DOP»17. J’y ai participé un peu, en soutien du directeur actuel.

Souvent, ce sont les gens qui arrivent, qui font ce travail de restructuration, qui impulsent des changements. Je trouve ça assez étonnant que ce soit toi et Roger qui aient ce rôle, soit deux personnes qui ont pas mal d’ancienneté et le recul historique sur la structure. Ça me semble assez original.

L’avantage, c’est que les gens voient et savent que nous n’avons aucun intérêt personnel à impulser ces changements et qu’on a de l’expérience. Ça évite de reproduire des erreurs.

Ça évite pas mal de chausse-trappes de la réorganisation où tu casses un truc puis un autre parce que tu n’étais pas au courant que les deux choses allaient ensemble.

Et puis, aucun de nous deux n’a l’ambition d’être directeur. Moi, je l’ai déjà été et je ne veux pas le redevenir. Roger n’en a pas du tout envie. Une fois qu’on a posé ça, on ne fait pas peur aux directeurs en place. En revanche notre vision transversale et au long cours a quelque chose d’utile.

 


Ça doit être chouette de faire ça avec une belle continuité dans le temps.

Pour terminer, as-tu des anecdotes qui symbolisent un peu Smart ou qui racontent son histoire, des anecdotes que tu racontes souvent ou rarement?

Oui. Je trouve quand même toujours impressionnant de voir qu’un des deux fondateurs, Julek, était sur le terrain à donner la session d’information18 lui-même. Il a toujours adoré être face aux membres et il recevait toujours les gens lui-même. C’est quand même le symbole d’un esprit. Cette proximité a évolué. Par la suite, elle a pris une autre forme qui est à mon avis, un autre truc typique de Smart. Julek arrivait le matin, il passait dire bonjour à tout le monde. C’était sa manière d’être disponible. Il faisait le tour de tous les salariés tous les matins.


Y compris quand il y en avait 150?

Oui, c’était vraiment sa manière de fonctionner avec les gens.


Il y a d’autres choses
que tu souhaites raconter?

Peut-être l’histoire du bâtiment. Je ne sais pas si Julek en a parlé. On a progressivement occupé de plus en plus de maisons avec des niveaux différents, parfois deux étages, parfois trois. C’est devenu un imbroglio, et autour des années 2009, il y a eu l’achat. Ça faisait deux années qu’il y avait des négociations avec le propriétaire, qui était propriétaire de tous les lieux. Je me rappelle Julek, ce jour-là, il tremblait. C’est la première fois qu’il était dans un état pareil, m’a-t-il dit. Je crois que c’est le chèque le plus important qu’il ait jamais signé. Il avait quand même eu des sueurs froides. Vu le périmètre, les sommes étaient hallucinantes. Mais en même temps, ça a pris une valeur incroyable. Ça a été un acte de gestion magnifique. Ça fait quelques années que l’utilisation du bâtiment est de plus en plus bonifiée. Avant, c’était une cour avec des voitures à l’intérieur. Maintenant, il n’y a plus de voitures, il y a de la verdure, la Kop a été construite19. Tout récemment, on a voulu réaménager les bureaux et j’ai porté le projet de bureau nomade: on a libéré de l’espace pour accueillir des membres et des partenaires dans les bureaux, on a créé des coworking pour les permanents. On a des espaces habituels par direction et on a diminué par deux le nombre de postes, ce qui pousse les gens à avoir plus de transversalité. Il y a le télétravail, mais aussi une chouette dynamique dans l’espace. Je
trouve que le bâtiment est particulièrement rigolo, inadapté. Il a une âme. Ce serait dommage de déménager à la périphérie dans des bureaux classiques. Pour moi qui viens de la Sabam, où il y a plutôt des bureaux sans fenêtre, c’est un endroit à la fois pas pratique, mais quand même incroyable.

 

 

 

Lire d’autres interviews

 

 


 

 

(cliquez sur le numéro de la note pour retourner à cet endroit du texte)

 

1. Société des auteurs et compositeurs dramatiques.

2. Personnage incontournable du paysage politique et culturel de Bruxelles, Roger Burton a d’abord été conseiller politique de la direction générale de Smart, et est aujourd’hui conseiller stratégique et initiateur d’une dynamique inter-directions de l’entreprise.

3. Dans la commune de Saint-Gilles à Bruxelles, la place Bethléem compte plusieurs petits restaurants propices à la discussion, à quelques dizaines de mètres du siège de Smart.

4. Barbara et Nathalie sont toujours conseillères dans les équipes en 2024.

5. À la fois administrateur de système informatique et professeur de tango, Rachid Taher a mis en place les premiers réseaux internes de travail de Smart de 1999 à 2011.

6. Initiateur de SAM et des premiers outils numériques de gestion dès 2001, Andrew Darnovsky fut le premier directeur de la Direction des Systèmes de l’Information (DSI) jusqu’en 2017.

7. Sandrino Graceffa, administrateur délégué de Smart de 2015 à 2019.
Sébastien Paule, directeur du développement et des finances (DDF) depuis 2020.

8. Article 1er bis de la loi du 27 juin 1969 sur la sécurité sociale des travailleurs.

9. Marc Moura a coordonné le développement de Smart en Wallonie et a dirigé l’APMC, l’Association Professionnelle des Métiers de la Création pendant plusieurs années

10. Nom teinté d’humour donné en interne à l’outil informatique de gestion, “SmartAllesMaker”, “Smart-à-tout-faire”. Au passage, aussi homonyme du grand chien – mascotte des bureaux – d’un des administrateurs.

11. Amir Dibadj, collaborateur de Julek Jurowicz et Pierre Burnotte pour la constitution des aspects financiers et comptables de Smart.

12. Nadine Liétar.

13. De 2015 à 2019, groupes de travail thématiques mélangeant membres, équipe et partenaires de Smart, pour débattre et former des recommandations à la coopérative, sur des dizaines de sujets théoriques ou techniques.

14. Yvon Jadoul : conseiller politique de 2018 à 2019, secrétaire général depuis 2019 et directeur-intérim Administration et Finances en 2021

15. Nicolas Wallet : directeur Administration et Finances 2015-2019.

16. Nevine Letestu : directrice Ressources Humaines 2020-2021.

17.Direction des services opérationnels.

18. Réunion d’accueil systématiquement offerte aux personnes intéressées par Smart ou désirant devenir membres, durant laquelle l’entreprise partagée est expliquée, et les bases de l’utilisation sont résumées.

19. Kop : nom de l’espace modulaire partagé de travail, coworking et salles de conférences, mis en place par Smart dans ses bâtiments de la rue Coenraets à Bruxelles.