Ingrid Inghelram

Première employée de Smart.
Comptable des associations externes tenues par les membres.
‘Personne de confiance’ (prévention) durant plusieurs années.
Dans l’équipe de 1998 à 2019.

 

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Te souviens-tu de ton premier contact avec Smart ou de ton premier jour?

De mon premier jour, je ne m’en souviens pas mais mon premier contact, je m’en rappelle parfaitement. C’était en juin 98 et j’avais rendez-vous avec Julek, qui n’était pas là… Ça lui arrivait régulièrement d’être très en retard. Je ne divulgue rien de secret! J’ai donc été reçue par Pierre Burnotte, que je ne connaissais pas. Je m’étais mise sur mon 31, tailleur et talons, classique pour un boulot de comptable et je pense qu’au bout de trois minutes, Pierre m’a dit: «Bon, on se tutoie» et puis: «On travaille avec des artistes» (c’était le cas à l’époque). Il m’a un peu parlé du projet qui en était encore à ses débuts, je ne sais pas s’il y avait déjà 200 membres et il m’a dit: «Ça te va de commencer lundi?» J’ai dit: «Ok, c’est bon.» Je n’ai plus jamais remis mon tailleur et mes talons! Et je suis restée 21 ans dans la maison.

 


Qu’as-tu pensé ce premier jour
quand il t’a raconté le projet?

J’étais hyper enthousiaste, parce que le monde artistique, c’était vraiment ce qui me touchait. J’y ai toujours été sensible. J’avais déjà 38 ans à l’époque, je sortais de mes études de compta qui étaient un choix alimentaire, parce que j’étais seule avec un enfant, et j’avais très peur de me retrouver dans le milieu de la banque ou du fisc ou autres lieux horribles où je pense que je n’aurais pas survécu. Là, j’étais hyper enthousiaste parce que justement, ça touchait au monde de l’art, de la culture, un peu rock’n’roll quand même. Tout ce que j’aimais, tout ce qui me tenait à cœur. Et puis l’associatif, l’économie sociale, le fait d’apporter cette aide qui me semblait importante justement, à des gens qui en avaient besoin. Je trouvais que ça avait tellement de sens. J’ai tout de suite adhéré au projet et je me suis sentie à la maison. Aussi grâce à la personnalité des gens: à l’époque, c’était Pierre, Julek et Amir Dibadj1, le troisième fondateur, qui n’est plus là depuis un moment. On était une toute petite équipe sur un tout petit projet. Tout le monde avait beaucoup d’enthousiasme. Pierre et Julek avaient une vision. Je ne sais pas s’ils savaient déjà à l’époque où ils voulaient aller mais ils voulaient y aller. C’était extrêmement enthousiasmant. Mon autre vie avait été dans des milieux plus commerçants, loin de l’économie sociale et je me suis dit que j’étais arrivée là où je devais être. Le succès est venu rapidement et il a été exponentiel pendant 15 ans.

Tout au long, c’est resté hyper enthousiasmant de voir à quel point ça fonctionnait. Puis il y a eu des batailles évidemment, mais peut-être qu’on y viendra plus tard.

 

On va peut-être prendre les choses un peu dans l’ordre.

Dans l’ordre, je ne te cache pas que je vais avoir du mal! Ça date quand même d’il y a 25 ans: j’ai été la première employée!

 


Si on repart de ton embauche en 1998, est-ce que tu arrives à voir quelles ont été les grandes périodes de cette histoire?

Il faudrait que je me souvienne. C’est loin. Par ailleurs j’ai toujours été dans un département un peu à part. Je n’ai jamais été conseillère. Je n’ai jamais été du côté de tout ce travail qui s’est fait avec les membres.

 


Est-ce que tu as toujours occupé le même poste?

Quand je suis arrivée, j’ai été engagée comme comptable pour m’occuper de dossiers sur lesquels Pierre et Julek travaillaient avant. Principalement des dossiers comptables d’artistes. Je me suis occupée de cet aspect-là pour les utilisateurs Smart. Je suivais tout ça mais pas de manière aussi proche que les conseillers qui étaient vraiment dans le cœur. Les équipes étaient très petites. J’étais la première employée et puis des collègues sont arrivés. Quand on a été à 25, on s’est dit: «25, c’est un truc de fou!» Mais ça restait des toutes petites équipes où tout le monde se parlait et s’enthousiasmait pour les projets. J’essaye de me rappeler. Je me souviens du moment où tout le monde travaillait sur le changement de loi concernant les droits d’auteurs et ce statut pas très clair, où les artistes se faisaient ramasser par le fisc. Julek et Pierre ont vraiment milité et derrière, nous, on était fiers parce qu’on se disait: on apporte vraiment quelque chose dans un milieu qui en a besoin. Et puis on ne comptait pas notre temps. S’il fallait envoyer du courrier, c’était encore du papier à l’époque, on était tous là. Moi, j’ai vécu ça un petit peu à la marge je dirais, tout en adhérant vraiment aux valeurs et à tout ce qui se passait. Pendant presque 15 ans, je me suis réveillée Smart, je me suis endormie Smart. Quand je sortais, les gens que je rencontrais me disaient: «Ah tu travailles chez Smart». On se faisait aussi beaucoup attaquer. «Smart prend la moitié de ce que les gens gagnent». Même en soirée, il fallait expliquer: «Non, ce sont les impôts, les cotisations sociales…». J’étais hyper motivée, mais ça m’énervait de sentir ces attaques totalement infondées.

 


Ça a duré dans le temps?

Ça a duré un bon moment et on l’entend encore. Les gens ne savent toujours pas ce qu’il se passe avec leurs salaires! Ils ne comprennent pas qu’ils payent des impôts et des cotisations sociales et que ce n’est pas Smart qui prend 50 %. Ce serait trop beau! Ou pas bien du tout, selon les points de vue. C’est quelque chose qui a été assez récurrent pendant très longtemps. Et il fallait toujours remettre en place. Jusqu’à l’arrivée de Sandrino, je pense, on organisait des séances d’information pour l’accès au statut d’artiste, qui a aussi été une grande aventure dans l’histoire de Smart. Il y avait vraiment beaucoup de contacts, beaucoup d’infos. J’ai toujours pensé que c’était une très bonne chose parce qu’on se consacrait vraiment au milieu artistique, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. La suite de l’histoire, je la connais beaucoup moins bien. Mais il y a eu ce succès incroyable: 200 membres, puis 1000, 2000, 5000, 10.000 membres juste grâce au bouche-à-oreille. C’était un truc de dingue, qui disait à quel point il y avait un besoin de ce genre de structure, qui n’existait pas. Mais le grand succès attire aussi les grandes jalousies et il y a eu beaucoup d’attaques, beaucoup d’histoires, des erreurs, des rectifications et comme toujours dans une jeune boîte qui se lance dans quelque chose de nouveau, il y avait beaucoup de créativité. Ce n’était pas pour rien qu’on travaillait avec des artistes!

 


Quels ont été les ingrédients de ce succès?

Smart a répondu à un besoin, très clairement. Pierre et Julek sont arrivés dans une niche où il n’y avait rien et on ne savait pas qu’il y avait une demande mais elle était là. Il y avait quelque chose à faire, très clairement. Il y avait la personnalité de Pierre et de Julek. Je parle moins d’Amir, parce qu’Amir a eu un autre rôle. Julek est quelqu’un qui a un charisme important. C’est quelqu’un d’extrêmement humain et pour moi, il est un peu visionnaire. Avec Pierre, ils faisaient un tandem incroyable qui leur a donné une puissance qui leur a permis d’aller aussi là où ils sont allés, avec justesse. Je pense que la personnalité des fondateurs a fait énormément. Il y avait de la bienveillance et une envie de se battre. Et de rassembler des gens qui avaient envie de faire les choses en y mettant du cœur et de l’énergie. Je pense que c’est important et que ça apporte énormément à une boîte. Pour certains, les choses n’ont pas été aussi faciles et agréables. Mais pendant une période, quand on était encore de petites équipes où tout le monde se connaissait, tu avais l’impression le matin que tu venais travailler avec tes copains. Et ça, ça te donne une dynamique différente que quand tu viens travailler avec des «collègues». Au début en tout cas, c’est ça qui a donné cette force pour apporter quelque chose dans un milieu qui en avait besoin.

 


Tu as été la première employée. Aujourd’hui, il y a 200 personnes!
Tu l’as vu grandir cette équipe. Es-tu restée la seule comptable ou as-tu vu grandir un pôle comptabilité?

Moi, je ne faisais pas du tout de la compta interne. Je faisais la compta des associations externes tenues par les membres. La compta interne, c’était mon camarade Amir, avec qui je suis toujours au contact au quotidien pour le boulot. En interne, c’était un peu la foire et finalement, assez créatif! Mais la boîte a grandi très très vite. Ça a été compliqué parfois de suivre cette évolution. Informatique, comptabilité, administration: on est passé en quelques années d’une petite boîte de quelques centaines à quelques milliers de membres. Ça demandait des outils parce que tout ce qui est droit social et droit comptable, c’est une matière complexe, même si c’est moins complexe en Belgique qu’en France, si j’ai bien compris. Moi, je suis toujours restée seule avec Amir. J’avais un petit bureau en haut avec un petit balcon. C’était le bureau où tout le monde passait fumer sa clope, raconter sa petite histoire, papoter sur le balcon. Professionnellement, ça a été une expérience très enthousiasmante, mais humainement, ça a été exceptionnel. C’est pour ça que la plupart de mes amis sont d’anciens collègues. J’ai aussi été personne de confiance. À l’époque, tout ça n’était pas toujours très formel, très construit mais ça a été vraiment une expérience humaine exceptionnelle d’avoir rencontré des amis parmi mes collègues. Quand je parle de collègues: ça allait de Julek à l’équipe rouge2, qui s’occupe de la logistique. Il y avait aussi tous les gens qu’on croisait par ailleurs: à l’époque, on aidait à la déclaration fiscale, les artistes venaient, on avait des rendez-vous annuels. Il y a comme ça des personnes que j’ai vues pendant plus de dix ans. C’était intéressant de voir l’évolution de leur carrière. Moi, c’est l’humain qui m’intéresse.

 


C’est un joli terme
que vous avez en Belgique, celui de personne de confiance3. C’est quelque chose que tu as exercé longtemps?

Je ne pourrais plus dire. C’était un truc tout à fait formel et codifié. J’ai fait un ou deux mandats, je ne sais plus.

 


Tu as quelque chose à dire autour de ce rôle?

Quand on l’a créé, on a beaucoup ri, en se disant qu’il ne servirait à rien car il ne se passerait jamais rien. Il n’y aurait pas de harcèlement, chez Smart. Que ce n’était pas possible. Et puis malheureusement, il y a eu une histoire un peu difficile dont je ne peux pas parler. Quand on a mis ça en place, je ne me souviens plus si on était encore à Molenbeek, en tout cas c’était vraiment au tout début. Pierre disait qu’il fallait qu’on ait une délégation syndicale. Mais on se sentait tellement gâtés et en confiance. Et puis ça s’est fait et ça avait du sens parce que quand la boîte grandit, pour des tas de raisons, le personnel change, la direction change et à un moment, bien sûr ça fait sens. Mais quand Pierre nous en a parlé la toute première fois, c’était au tout début des années 2000, je pense, on avait réagi en disant: «Avec quoi il vient. On ne veut pas de ce truc.» Ça nous semblait plus un poids qu’autre chose. Puis évidemment, Smart grandissant, les choses se sont formalisées et on s’est rendu compte que ce n’était pas une si mauvaise idée que ça. Au tout début, on ne se rendait pas compte à quel point la boîte allait grandir et prendre l’importance qu’elle a prise. Et puis le formalisme, ce n’était pas ce qui nous caractérisait en premier lieu. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui. Je pense qu’il reste quelques traces de ça peut-être (le peu de formalisme).

 


Qu’est-ce que ce serait, l’état d’esprit ou la mentalité Smart?

Encore une fois, je te parle de l’époque que j’ai connue où il y avait vraiment une volonté de mettre des choses en place pour les intermittents. Qu’ils puissent avoir une protection sociale. C’était un objectif. Ça s’est fait avec une connaissance du milieu. Il était hors de question de procéder comme certains politiciens qui prennent des décisions en disant: «Ça, ça va être bien pour les artistes» alors qu’ils n’en connaissent pas un seul donc ça peut être n’importe quoi. Là, il y a eu un bureau d’études, des séances d’information, un intérêt vrai pour les gens pour lesquels les projets étaient développés. Le public cible, je ne sais pas si on peut l’appeler comme ça, ce n’est pas un mot très chouette, se sentait concerné parce qu’il y avait un dialogue. Le bureau de Julek était ouvert. Tout était ouvert, ou alors il y avait des secrets tellement bien gardés qu’on ne l’a jamais su. Moi ça me convenait bien, on ne sentait pas le poids de la hiérarchie. Même si, bien sûr, il y avait des administrateurs qui prenaient des décisions. Parfois ça s’est ressenti de manière plus compliquée. Enfin, je pense que quand tu dois prendre des décisions, il y a forcément des fois où tout le monde n’est pas d’accord. Mais en tout cas au début, on discutait de tout, on partageait les projets. Je trouvais ça vraiment très intéressant parce qu’on se sentait impliqués. C’est ma vision à moi, je ne peux pas affirmer que tout le monde serait du même avis. On était vraiment enthousiaste et puis on était gâtés, c’était chouette, on avait envie de donner en retour. Mais ça n’a pas duré.

 


Qu’est-ce qui pour toi
a marqué un changement? C’est la croissance de l’équipe?

La croissance bien entendu. Il y a d’ailleurs des statistiques à ce sujet. À partir d’un certain nombre de personnes, les équipes changent de dynamique. Ça se professionnalise. On ne peut plus partager les infos à la machine à café comme on le faisait au départ. Et ça devient compliqué à gérer. Tout le monde n’adhère plus aux décisions. On est d’accord avec l’un, pas avec l’autre. C’est normal que ça demande du travail. Peut-être que tout le monde ne l’a pas vécu de cette manière-là. Mais j’avais vécu cette période un peu idyllique et j’aime bien les fonctionnements plus informels, c’est pour ça que je suis restée aussi longtemps. Sur la fin, c’est devenu trop hiérarchisé, ça ne me plaisait plus. Peut-être aussi parce que j’avais mon âge et que ce que je faisais n’avait plus de sens dans les nouvelles structures. Je me suis sentie un peu abandonnée.

 


Quels sont pour toi les événements qui ont marqué la période où tu étais chez Smart, qui ont été des charnières dans l’histoire du projet ou qui ont changé des choses?

Des événements marquants… le déménagement à Saint-Gilles, évidemment. J’ai commencé à Molenbeek dans de tout petits bureaux. Les équipes se sont agrandies et on est arrivé dans la maison du coin. Puis il y a eu une distinction entre les postes. Au début, tout le monde faisait un peu tout. C’était quasi informel ; les tâches étaient beaucoup plus partagées, moins définies. Et puis il y a eu la création des équipes: l’équipe des conseillers, l’équipe juridique, l’équipe informatique… De l’intérieur, ça a été une étape importante. Mais pour moi, les événements marquants, ça a été aussi les événements festifs! Il y avait cette culture d’entreprise où on faisait beaucoup de choses ensemble et Julek était très grand seigneur. Un des grands événements, ça a été le voyage à Nice en 2005 avec toute l’équipe. On fêtait, je sais plus si c’était les 2000 ou les 5000 membres, en tout cas, un palier important. Julek nous a donc amenés trois jours à Nice en bus. Ça a été la foire mais c’était formidable! On a quand même fait une visite culturelle, la fondation Maeght, superbe. On a vu des choses magnifiques et on a fait la fête. On était sur la plage à Ramatuelle et personne ne voulait remonter dans le bus pour rentrer! Ça, je m’en souviens! Ce voyage, c’est le souvenir qui soude les équipes. On m’en a parlé pendant… «Ah oui, toi tu étais du voyage à Nice.» C’est devenu presque un mythe dans la maison, en tout cas, ça a été un grand événement dans la vie du personnel de Smart. Maintenant il n’y a plus grand monde de cette époque-là. Barbara Klepman et Nathalie Ancel, Katia Belova, Bernard Moisse4.

J’ai l’impression!

Que dire sinon? Un des gros enjeux pour Smart, ça a été l’ouverture à l’international. On était une petite boîte belge qui bougeait bien à l’échelle belge. À un moment donné il y a eu des décisions: on a choisi d’ouvrir à l’international, il y a eu pas mal de tâtonnements. J’ai suivi tout ça d’un peu plus loin. Je me disais: ah oui, on va devenir une boîte internationale, avec les difficultés et les succès qu’on a connus. C’est chouette de pouvoir la partager cette expérience.

 


C’était quelque chose qui vous faisait rêver?

Je ne vais pas dire nous, mais moi, ça me faisait rêver. En même temps, je me demandais si les modèles de certains pays leur permettraient d’intégrer ce que nous proposions. Aujourd’hui, on a la preuve que dans certains pays, c’était totalement utopique. Mais je ne sais pas du tout où ça en est aujourd’hui, si les différents projets tournent ou pas.

 


Vous vous connaissiez un peu avec les gens qui développaient Smart dans d’autres pays?

Oui, parce qu’il y avait quand même des réunions collectives une fois par an. À moins que ça ne soit venu plus tard avec Sandrino. Je ne sais plus. Mais de temps en temps, tout le monde se retrouvait à Bruxelles pour des réunions de travail. Je me souviens de Marie de Berlin5 et d’autres dont j’ai oublié les noms. Et puis il y a des gens avec qui tu accroches moins.

 


Dans ces rassemblements, il y avait pour toi une communauté Smart?

Oui et non. On ne passait pas assez de temps ensemble pour ressentir ça. On se voyait une après-midi, une fin de soirée, on mangeait ensemble, on buvait un verre, on rigolait. On se parlait parfois un peu de boulot. Sans doute que les gens qui étaient plus impliqués que je ne l’étais dans l’international diraient autre chose, mais pour moi, c’était juste des gens que je croisais comme ça. Avec Marie, on avait bien accroché, aussi parce qu’elle parlait français, ce qui aidait. Il fallait déjà qu’on puisse communiquer. Avec certains on ressentait cet esprit de communauté, mais pas avec d’autres, tout simplement parce qu’on ne se voyait pas assez. Un peu plus avec la France puisqu’on était plus proches. Et puis, professionnellement, j’avais un rôle tellement à part que je ne savais pas forcément ce que les autres faisaient et eux ne savaient pas ce que je faisais. Mais malgré tout, on peut dire qu’il y a un esprit qui s’est créé autour de Smart.

 


Il y a d’autres événements, des périodes ou des tournants qui te reviennent?

Je suis restée 10 ans dans le même bureau à faire le même boulot. Même plus, 15 ans. Le moment qui m’a marqué, c’est quand Sandrino est arrivé. Ça a été un peu un choc. Il faut dire ce qui est. Ce n’était pas: «Youpi, on est contents.» Il est arrivé dans un moment très difficile, avec sa culture d’entreprise plus française. Nous les Belges, on avait beaucoup de mal avec ça. En tout cas, je vais dire que j’ai eu du mal. Je venais d’être opérée d’un cancer du sein. Quand je suis revenue au bureau, il y avait eu beaucoup de changements. C’est à partir de là que j’ai décroché. Je n’adhérais plus. Peut-être pas tant à cause de la boîte qu’à cause de ma vie. Mais aussi à cause de Smart qui avait trop changé et qui est devenue une grosse entreprise. J’ai toujours aimé travailler dans une toute petite structure et au moment où c’est devenu une grosse structure, je ne m’y sentais plus à l’aise. Donc ça aurait été n’importe quelle entreprise, ça ne m’aurait pas plu de la même manière. Et puis du jour au lendemain, on m’a dit: «Ton service, c’est pas utile, allez hop, ça ne sert à rien, on ferme.» C’était quand même mon bébé depuis 15 ans. Ça a été un peu violent. Je n’ai pas beaucoup apprécié. Et puis on a essayé de me faire faire autre chose et je ne comprenais même pas ce qu’on me demandait. J’étais vraiment en souffrance et j’ai eu l’impression que tout le monde s’en moquait. J’étais une employée de 60 ans qu’on essayait de mettre à la porte. Voilà ce que je ressentais. Ce n’était pas très délicat. Du jour au lendemain, je me suis sentie totalement inutile. Pour moi, la fin a été moins chouette que le début!

Mais pour autant mon enthousiasme pour le projet Smart est encore là. Sandrino était très enthousiaste – je me souviens des grandes discussions qu’on a eues quand il est arrivé – mais il avait une autre vision avec son projet de coopérative. Je ne sais pas où ça en est aujourd’hui, peut-être que c’est un vrai succès et que ça marche très bien. Pour en avoir parlé avec des membres, et malgré toute la communication qui a été faite et bien faite au moment des AG, ils ne comprenaient pas non plus. Mais j’étais admirative d’une dynamique. Sous Julek, quand il y avait deux personnes à une AG, on disait: «Y a du monde.» Sandrino, à la première AG, on était 700! C’était fou. Mais ce truc de coopérative, on était plusieurs parmi les anciens à trouver que ça ne nous paraissait pas naturel par rapport à ce qu’on voulait faire advenir. Pour moi, Smart, ça a toujours été Smart asbl et ça faisait sens. Smart coopérative, ça ne fait pas beaucoup sens, parce que ce n’est pas ça que j’ai vécu. Même si finalement on peut dire que ça s’est rejoint. Par contre, l’ouverture aux métiers intermittents, ça, ça a été un tournant important. Au début, je trouvais ça super de travailler dans le milieu de l’art et de la culture. Mais au bout d’un moment, je me suis dit: évidemment qu’il faut ouvrir le système à tout le monde. Clairement c’était une excellente idée. Ça devait être fait.

 


Y a-t-il des personnes ou des activités qui ont marqué la vie de cette coopérative ou qui t’ont marquée?

Tu parlais des étapes importantes. Au départ, le service offert aux membres, c’était le payroll: on transformait des cachets en salaires. C’était la base et il n’y avait que ça. Et puis assez rapidement est venue l’idée du projet où on transforme l’enveloppe, en partie en salaire, en partie en remboursement de frais, ce qui est infiniment plus intéressant financièrement. Ça a été un truc de dingue. Les membres ont adoré cette possibilité de récupérer leurs frais avec tous les avantages que cela implique. C’est comme avoir sa petite entreprise. Il y a eu comme ça toute une série de gens qui faisaient beaucoup de travail de roadies sur les tournées et qui ont beaucoup utilisé cette possibilité. Barbara Klepman en parle mieux que moi. Moi je n’étais pas conseillère: j’étais en contact avec les membres seulement au moment de leur déclaration fiscale, soit un mois par an. Dans l’équipe, on était trois: Amir, Geoffroy6 et moi. Les membres pouvaient prendre rendez-vous et on offrait l’aide à la déclaration fiscale. De notre point de vue, en général, ce n’était pas trop compliqué. Mais ça aidait, ça rassurait parce que le rapport au fisc de beaucoup de gens n’est pas très serein.

 


C’était un moment important pour eux?

Pour certains oui. Ils étaient super contents qu’on le fasse et ils revenaient tous les ans. J’en aide encore quelques-uns maintenant que j’ai quitté Smart. Et puis un jour, on a décidé de ne plus proposer ce service. J’étais très triste, parce que pour moi, c’était le seul moment de l’année où j’étais en contact avec les membres et je trouvais ça très agréable. Ce que j’aimais bien à l’époque de Julek et Pierre, c’était cette idée d’accompagner le plus largement possible. Ils ont même fait l’expérience d’offrir un service de secrétariat social pour artistes. Mais c’était compliqué.

 


Plus compliqué que prévu?

Visiblement. Voilà, mais ça veut dire qu’ils réfléchissaient à toutes sortes de possibilités de services, dans cette idée d’aide administrative… C’est pour ça qu’il y a eu l’aide au remplissage de la déclaration, un service comptable pour ceux qui avaient une asbl, on aidait même à la création d’asbl. Et toute une série de services. Je trouvais ça chouette.

 


Tu penses à d’autres services que tu trouvais chouettes et utiles pour les gens?

Oui, par exemple les séances d’information sur le statut d’artiste. Qui ont été arrêtées parce que, théoriquement, c’est le boulot des syndicats. Sauf qu’ils ne le faisaient pas très bien. Voire pas du tout. Il y a même eu une époque où ils nous contactaient pour avoir les informations. C’était un peu surréaliste par moments. En tout cas, les membres appréciaient énormément nos séances. Ils étaient très demandeurs. Pouvoir transformer du travail au noir en quelque chose d’officiel qui donne accès aux prestations sociales et permet de travailler de manière tranquille, c’était très important. Au départ, on travaillait surtout avec des artistes de la scène. On se retrouvait souvent devant ce scénario: un gars ou une fille sur scène, avec des affiches qui annoncent son concert tandis que lui ou elle travaille au noir et est inscrit·e au chômage. Ça n’allait pas. Mais ça fonctionnait comme ça. Il y a donc eu cette idée de sécuriser les statuts pour permettre aux artistes de se professionnaliser et de leur donner les outils pour le faire alors qu’ils ne savaient pas trop où se tourner pour trouver les réponses à tout ça. C’était la première excellente idée de Smart et ce n’est pas pour rien qu’elle a eu le succès qu’on lui connaît.

 

Plus haut, tu as dit que ceux qui travaillaient dans cette petite boîte ne s’attendaient pas à ce qu’elle connaisse un tel succès et pour autant, quand tu l’expliques, on dirait que c’est évident.

Je pense qu’effectivement, il y avait une place à prendre. Les boîtes d’intérim classiques, qui ne comprennent rien au fonctionnement du monde artistique, en étaient incapables. Par la suite, elles s’y sont intéressées! On les a vues dire que nous prenions leur place. Sauf qu’on ne faisait pas de l’intérim. Ça a été aussi toute une bagarre. Parce que quand tu arrives dans une niche, les gens pensent que c’est eux qui devraient s’y trouver. Ils essayent de t’en évacuer. Il y a eu des histoires avec des boîtes d’intérim qui trouvaient qu’on marchait trop sur leurs plates-bandes. Mais le succès de Smart, c’est d’être arrivé au bon moment, au bon endroit et d’avoir proposé un service de qualité, adapté, dans un style qui correspondait aussi à ce qui était proposé. C’est une conjonction de plein de choses qui a fait ce succès incroyable.

 


Et à vivre de l’intérieur, c’était fou?

Oui complètement fou et enthousiasmant. On lisait les chiffres, 1000, 2000, 3000, 5000, 10.000 membres… On comptait en membres. Ça n’a pas beaucoup de sens mais il y avait aussi d’autres chiffres derrière. À un moment, ça a été presque vertigineux et un peu plus compliqué. Parce que quand tu es face à un tel succès, il faut le gérer et ce n’est pas évident. Mais ça reste ma plus belle aventure professionnelle. C’est quelque chose dont j’ai beaucoup parlé avec mon fils, qui était gamin quand j’ai commencé chez Smart et qui aujourd’hui débute sa vie professionnelle. Quand il a commencé à chercher du boulot, il me disait souvent: «Chez Smart, tu avais ça et ça.» À un moment, j’ai dû lui dire: «Ne t’attends pas à trouver tout ce que j’ai eu! Le monde du travail, ce n’est pas toujours comme ça!» Une grande bienveillance. Et un projet très enthousiasmant. Le tout mis ensemble, ça a vraiment été une grande aventure pour moi.

 


Est-ce qu’il y a des anecdotes
qui te reviennent et qui sont un peu symboliques de ce climat et de ce que tu as pu vivre à Smart?

Quand j’ai commencé en 98, mon fils avait 4 ans. J’étais seule avec mon gamin à élever. J’étais embauchée à plein temps, cinq jours par semaine. Un jour, je parlais avec Pierre, et il m’a dit: «Le mercredi après-midi, tu es libre, quoi qu’il arrive.» J’avais mon salaire à plein temps qui n’était pas mirobolant à l’époque, mais il n’empêche que c’était un cadeau pur et simple. Je n’ai rien eu à demander. Pierre m’a dit aussi: «Bien sûr que si ton gamin est malade, tu nous préviens et tu t’en occupes.» C’était ça aussi l’esprit Smart à l’époque. Il y avait vraiment quelque chose de très humain. Parce que quand tu es mère seule, ce n’est pas toujours facile.

 


Ce n’est pas facile de concilier une parentalité en solo avec un travail qui avait l’air très prenant.

Tout à fait. Mais finalement, c’était moi qui culpabilisais alors que le patron me disait: «Non, ne t’inquiète pas, c’est bon comme ça, on sait que tu es seule avec ton fils.»

Quand les jeunes salariés ont commencé à avoir des enfants, il y a eu des garderies pour les gamins pendant les vacances scolaires, dans la cour, entre les voitures. Les parents venaient avec les enfants. Smart engageait des animateurs. Parfois, c’était même les grands enfants, le mari d’une collègue. Il y avait une mini-piscine, du sable, des gamins qui hurlaient dans la cour. C’était ça aussi l’esprit Smart. Il y avait une sacrée ambiance. Le vendredi soir, on se retrouvait et on organisait un barbecue. On sortait des bouteilles, des trucs à manger, on restait à 5, à 10 et on faisait la fête! On ne se concertait pas mais on descendait tous dans la cour et on se retrouvait. C’était chouette et ça a quand même duré longtemps. Ça veut dire qu’on avait plaisir à être ensemble, même en dehors des heures de boulot.

On avait aussi une collection d’art dont je me suis un peu occupée avec Judith7. Je ne sais pas ce que c’est devenu. C’était chouette: on pouvait de temps en temps aller choisir une œuvre qu’on avait envie d’installer dans notre bureau. Des artistes nous prêtaient aussi des œuvres qu’on pouvait emporter dans les bureaux. On avait ce rapport-là avec certains artistes qui étaient plus proches.

C’est drôle en répondant à tes questions, je me souviens de choses auxquelles je n’avais plus pensé depuis très longtemps. Vous connaissez Stromae? Stromae, qui s’appelle Paul Van Haver dans la vie. Maintenant c’est une star mondiale. Un jour, avant qu’il ne fasse son premier tube, il est venu chez Smart avec son projet et il a rencontré une de nos collègues à qui il a demandé si Smart pouvait l’aider. Et notre collègue lui a dit: «Je pense que ton projet n’est pas viable. On ne peut pas t’aider. Allez, salut!» Voilà l’histoire de Stromae! Elle n’est pas chouette? C’est vraiment totalement anecdotique et pas du tout représentatif.

 


C’est arrivé à toutes les entreprises qui font de l’accompagnement!

Pendant que tu parlais de la cour, je visualisais la piscine. J’étais venue à l’époque du parking. Ça doit être rigolo de traverser la cour aujourd’hui, maintenant qu’il n’y a plus de voitures.

Cette cour, c’est aussi 15 ans de ma vie! Moi j’étais l’affreuse qui venait en voiture et comme j’étais la plus ancienne, j’avais réussi à avoir une petite place à l’ombre. J’avoue avoir un peu joué là-dessus. Pendant longtemps, ça a pres­que été un lieu de vie. Il y en a un qui y a quasiment élevé ses enfants. Un plasticien dont j’ai oublié le nom. Il était là tout le temps, à la machine à café avec son petit dans la poussette. Il y avait des gens comme ça qui traînaient là tout le temps. La porte était ouverte. Il y avait comme ça quelques personnages. J’imagine qu’il y en a toujours, des gens seuls qui viennent, qui papotent. C’est bien que ce soit permis.

 


Est-ce qu’il y a un moment particulier
que tu voudrais raconter? Ton meilleur moment chez Smart?

Je ne pourrais pas citer UN meilleur moment. Ça a été plein de bons moments. Bien sûr, il y a eu des trucs plus ou moins compliqués professionnellement mais cette période dont on a parlé, ça a vraiment été génial pour moi. J’ai eu une grande chance d’être tombée là, à ce moment-là. Je changeais de vie et j’ai commencé une nouvelle carrière, dans un métier que je ne connaissais pas, dans une boîte qui démarrait, avec des gens formidables, autour d’un projet qui me tenait à cœur. Ça a vraiment été une très belle expérience, enrichissante. Je suis encore un tout petit peu, de loin. Mais il y a de moins en moins de collègues que je connais. Je ne sais donc pas exactement comment ça se passe maintenant. Mais pourvu que ça dure!

 


 

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1. Amir Dibadj, collaborateur de Julek Jurowicz et Pierre Burnotte dès la naissance de l’asbl pour la constitution des aspects financiers et comptables de Smart. Pilier des débuts, et soutien permanent.

2. À l’image des équipes de conseil qui portent des noms de couleurs, l’équipe « rouge » désigne celle qui est en charge de la maintenance des locaux de la coopérative à Saint-Gilles.

3. La personne de confiance, dans toute entreprise animée par une équipe, est une personne de contact neutre, capable de recevoir en toute discrétion les éventuels témoignages de dicultés ou de souffrances vécues dans le cadre du travail ou dans la vie privée. Une solution peut ensuite être proposée au sein de l’organisation ou en dehors, de manière la plus efficace et équitable possible.

4. Barbara, Nathalie et Katia sont toujours conseillères dans les équipes en 2024. Bernard Moisse est un des fondateurs de l’équipe dédiée au contact avec la clientèle des membres.

5. Marie Reiter, toujours dans l’équipe de Smart EG en Allemagne.

6. Geoffroy Delhez fut longtemps comptable dans l’équipe de Smart et pour plusieurs lieux culturels importants. Il a collaboré avec le théâtre des Tanneurs, le 140, les Brigittines, et fait aujourd’hui partie de l’équipe permanente d’administration du Concours Reine Elisabeth.

7. Judith Verhoeven fut responsable de la collection Smart « Portraits d’artistes », puis responsable de projets dont le passage aux comportements durables, et responsable du Centre de documentation (la bibliothèque de Smart) jusqu’en 2023 où elle prit sa retraite.