Pierre Burnotte
Dirigeant de la forme préalable de Smart, l’asbl Passions Unies dès 1993.
Co-initiateur, co-dirigeant et co-administrateur délégué de Smart, asbl puis fondation, de 1998 à 2011, et en 2014.
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Aujourd’hui, dans la structure, il n’y a plus personne qui était là au départ, ni parmi les salariés ni parmi les administrateurs. Peux-tu nous parler de l’avant Smart?
Pour moi, l’histoire démarre en 1993. Cette année-là, j’ai rencontré Suzanne Capiau. Ensemble, on avait monté l’ébauche d’un centre d’information pour les artistes, dans une cave, à Schaerbeek mais ça n’a pas tenu très longtemps. À cette époque-là, j’avais aussi repris l’association «Les Passions Unies», qui a une histoire intéressante. Elle s’était constituée en Flandre, en Wallonie et en Picardie ; elle était financée par l’Union européenne et sa raison d’être était de permettre des échanges culturels entre les trois régions. Le problème, c’est que les financements de l’Union européenne ne sont jamais arrivés en même temps dans chacune des structures. Finalement, chacun travaillait dans son coin et le projet s’est arrêté. Mais cette asbl avait constitué un patrimoine et notamment un répertoire de toutes les salles de spectacle qui existaient en Wallonie, en Flandre et en Picardie. J’ai trouvé intéressant de reprendre ça pour en faire autre chose. À travers cette petite structure – on était deux –, on a développé un système d’administration de compagnies et d’associations artistiques dans le contexte juridique de l’époque, où les gens, les artistes constituaient leur propre association mais dans les périodes où ils ne travaillaient pas et où ils touchaient le chômage, ils ne pouvaient pas être administrateurs de leur association. C’est comme ça que je me suis retrouvé administrateur délégué d’une trentaine d’associations et que je me suis dit qu’il fallait passer à une entreprise partagée parce qu’à un moment donné, ça devient complètement ingérable d’avoir des systèmes déclaratifs éclatés entre plusieurs structures. Au-delà de ça, il y avait l’obligation pour les artistes d’être salariés dans la législation sociale. Or sur le terrain, la pratique notamment dans tout le secteur du jazz, ce n’était pas ça. Moi, je connaissais beaucoup de monde et les gens venaient me trouver en me demandant de leur faire un contrat d’emploi. Ce que j’ai fait. Gratuitement. Il y en a eu un, puis dix, puis vingt, puis cinquante. À un moment donné, je me suis dit que ce n’était pas à moi de prendre toute la responsabilité. Il fallait gérer cette problématique collectivement. C’est là que je me suis dit qu’on pourrait lancer une association pour standardiser toutes les procédures et où la responsabilité ne reposerait plus sur la tête d’une seule personne.
Ce travail dans Passions Unies, avec le numéro de sécurité sociale de Passions Unies, c’est le contexte de l’avant Smart. On était deux. Cinquante, cent personnes se sont inscrites. La première activité de Smart, ça a été d’animer des séances d’information sur le statut de l’artiste qui existait depuis 1993 dans la législation belge mais dont personne ne connaissait l’existence, faute de communication. Nous avons commencé à faire des séances d’information sur ce statut et sur les procédures et manifestement, on a répondu à une demande énorme. À tel point qu’on a complètement été dépassés. On passait notre temps à informer, on n’arrivait plus à travailler au point qu’on a failli fermer. Heureusement, je connaissais un chercheur de subventions, qui travaillait pour un festival bruxellois, et qui a réussi, à trouver une queue de subvention du ministère de l’Économie et de l’Emploi de la région bruxelloise de l’époque, qui nous a permis de créer quatre emplois pendant deux ans. Sinon c’était fini! Et paradoxalement, fini à cause du succès.
Il faut se dire aussi qu’à l’époque, il n’y avait pas du tout de système informatique. On était en train de le créer. On faisait tout à la main pour gérer les trente associations, les cent premiers intermittents… Il fallait rentrer toutes les données une par une dans Excel et puis tout remettre dans le logiciel de déclaration ONSS. C’était un boulot énorme.
Toutes les expérimentations qui ont eu lieu juste après et qui ont permis notamment d’intégrer la gestion d’activité dans l’entreprise partagée ont été faites dans l’asbl Passions Unies.
Jusqu’à quand a duré Passions Unies?
Je ne sais plus retrouver les dates précises, mais je crois que ça a duré jusqu’en 2005- 2006. En 2005, on a eu un contrôle fiscal très dur, qui a duré une semaine, avec trois fonctionnaires qui ont tout fouillé, tout retourné et qui ont validé les procédures qu’on avait à l’époque. Mais ils ont requalifié l’asbl Passions Unies en entreprise commerciale soumise à l’impôt des sociétés en disant que nous faisions de la comptabilité donc que c’était une entreprise commerciale. C’est la seule sanction qu’ils ont prise à l’époque. Normalement, à partir du moment où on a eu un contrôle fiscal de ce type-là, il est valable pour la suite. Les difficultés que Smart a eues en 2014 viennent du fait que quand on a procédé à la restructuration, on est passés par une procédure qui s’appelait un transfert d’universalité. Le fisc a considéré que dans cette transmission d’universalité, il n’y avait pas le contrôle fiscal qu’il avait fait en 2005. Le conflit est venu de là. Nous, on avait respecté les procédures qu’ils avaient validées en 2005 tandis qu’eux les remettaient en question rétrospectivement, ce qu’en théorie, ils n’ont pas le droit de faire.
C’est comme ça que je me suis retrouvé administrateur délégué d’une trentaine d’associations et que je me suis dit qu’il fallait passer à une entreprise partagée parce qu’à un moment donné, ça devient complètement ingérable d’avoir des systèmes déclaratifs éclatés entre plusieurs structures.
Ce sont des éléments de contexte intéressants. Quelles sont pour toi les différentes phases de l’histoire de Smart?
C’est en gros ce que je viens de dire. Il y a eu une phase de préparation, puis une phase de déploiement dans laquelle notre base de fonctionnement a été de contester le contexte juridique et d’essayer de faire bouger les choses de l’intérieur au niveau fiscal ou social. Ne pas être seulement dans le plaidoyer. Parmi les contacts intéressants que j’avais à l’époque, il y avait le directeur du contrôle de l’Onem, qui nous soutenait profondément, notamment sur cette question du statut de l’artiste. En effet, sa femme était artiste et il a très bien compris notre mode de fonctionnement. Il n’était pas dans la répression, au contraire, il nous encourageait. Ce sont des choses importantes. Il y a un autre aspect, qui a complètement disparu maintenant, c’est toute la bataille autour de la législation sur les droits d’auteur. On y a participé en tant qu’élément extrêmement important. On a réussi à s’appuyer sur l’article 17 du Code financier qui disait que les droits d’auteur étaient considérés comme des revenus mobiliers et étaient taxés à hauteur de 15 %. Des réductions aux frais forfaitaires étaient possibles à hauteur de 50 % pour les décors de théâtre et de 85 % pour les productions audiovisuelles et musicales. Ce qui veut dire que le taux d’imposition était à 2,5 %. C’était complètement dingue, mais c’était la réalité. On a commencé à introduire des dossiers de fiscalité, qui passaient comme une lettre à la poste les premières années. Mais plus les auteurs ont utilisé cet article, plus le fisc est venu nous trouver et a refusé de l’appliquer au nom de l’article 37 qui dit que les revenus des auteurs sont des revenus professionnels s’ils sont affectés à l’usage de la profession. Est-ce qu’un auteur affecte ses revenus à l’usage de sa profession? Non! Un éditeur, oui! Il y a eu tout un combat là-dessus, avec beaucoup de procès. On en a gagné beaucoup, dont un il y a 4 ou 5 ans, qui avait débuté en 2002.
On a bien vu dans cette histoire qu’au niveau juridique, il y a eu des batailles et beaucoup de contrôles. On nous a même parlé d’un service dédié à ça et aussi d’un mouvement assez conséquent pour faire avancer les droits des artistes.
Oui et là-dessus, il faut rendre hommage, entre autres, à Suzanne Capiau. C’est rare de tomber sur des juristes créatifs. Elle, elle a été extrêmement créative.
Pour toi, c’est la clé d’un certain succès?
Ça a été une des clés. Analyser profondément la législation et rester sur le fil rouge. Voici une anecdote significative. À l’époque, je m’intéressais beaucoup aux musiciens africains et je trouvais complètement aberrant que quand ils venaient jouer en France et en Belgique, on leur prélève des cotisations sociales et un précompte d’impôts sur leurs cachets, qui n’ouvraient aucun droit. Je m’étais donc dit que ça pourrait être pertinent de créer une agence dans un pays européen qui gère tout ce flux et qui travaille avec des certificats de détachement. Le pays idéal pour faire ça, c’était le Luxembourg parce que les cotisations sociales sur le travail artistique sont de 0% et le précompte professionnel sur l’impôt est à 10 %. Nous sommes allés trouver l’administration luxembourgeoise pour discuter cette possibilité. À l’époque, ils ont refusé parce que tous les réseaux mafieux de prostitution avaient déjà compris le système et passaient par le Luxembourg pour éviter les contrôles sociaux dans les pays où les filles travaillaient. On voit là que quand on est face à des législations compliquées, il y a toute une série de gens, pas forcément bien intentionnés, qui vont en profiter tandis que pour ceux qui y auraient droit, ça ne marche pas.
Tu parlais de l’imagination juridique comme une des clés.
Quelles seraient les autres clés de cette histoire?
Pour moi, les clés, c’est d’avoir refusé l’institutionnalisation de Smart et d’avoir travaillé uniquement à partir de la base. À part pour les quatre emplois que j’ai cités plus haut, Smart n’a jamais été subventionnée et n’a jamais cherché à l’être. Les subventions devaient être réservées aux projets artistiques proprement dits, pas à la gestion de ceux qui y travaillent. Par contre, on pouvait trouver une forme de subventions en s’inscrivant dans le secteur économique. Au moment où on a négocié autour du statut de l’artiste, on a fait valoir que dans le secteur artistique, il n’y avait pas de réduction de charges patronales comme il en existe dans tous les autres secteurs, qui sont en fait des subventions économiques déguisées. On est parvenus à négocier avec les affaires sociales une réduction de charges patronales pour les artistes. Par ailleurs, il existait à l’époque des réductions structurelles de charges patronales, calculées de manière progressive en fonction du nombre d’employés de la structure. Quand on travaille avec 20.000 membres ou plus, ce qui est le cas de Smart, ces réductions peuvent être très importantes et ça assure la viabilité de la structure. On a vraiment été dans la recherche juridique et dans l’ingénierie sociale et fiscale. Ce qu’on m’a reproché, d’ailleurs.
Cette ingénierie-là est pour toi une des clés?
Oui, c’est une des clés et on me l’a reproché car des gens se sont sentis menacés. Les syndicats entre autres, qui disaient: «Vous faites de l’ingénierie, vous allez tuer la sécurité sociale.» À quoi nous répondions: «Non, on ne va pas tuer la sécurité sociale. On rétablit juste une certaine équité.»
Non, on ne va pas tuer la sécurité sociale. On rétablit juste une certaine équité.
Est-ce que tu vois d’autres clés?
Une des clés, c’est le réseau. Le réseau s’est tissé grâce au travail de terrain effectué avant la naissance de Smart. On le voit très clairement dans le membership. On avait établi des réseaux, principalement à Bruxelles et à Liège et ces deux entités se sont développées à une vitesse très rapide. Ça a été beaucoup plus lent dans les autres entités, notamment en Flandre où on était extrêmement peu présents. On a observé la même chose en France: parmi les associations avec lesquelles nous étions en contact, celles qui avaient du réseau se sont développées très rapidement, pour les autres ça a pris beaucoup plus de temps.
Un très bon souvenir, c’est la première assemblée générale qu’on avait faite au Botanique. On avait prévu de terminer la réunion par un concert. Mais, après l’AG, on s’est presque retrouvés sans personne. C’était le moment du début des GSM. Deux, trois personnes ont envoyé des SMS et en une demi-heure, trois cents personnes sont arrivées. Là, on a vu que le réseau fonctionnait! Autre clé: le système Smart n’est pas un système qu’on vient imposer d’au-dessus. Il faut le construire par en dessous, dialoguer, parler, comprendre les besoins.
Ce qu’on observe aussi dans l’histoire de Smart et dans les propos des personnes qu’on a interrogées, c’est un investissement assez incroyable des femmes et des hommes, qu’ils soient salariés, permanents, membres du CA.
Ce qui est impressionnant, c’est d’observer les mouvements du personnel et notamment, le nombre de personnes qui à un moment donné ont démissionné, parce qu’elles avaient envie de faire autre chose et qui après deux ou trois ans sont revenues!
Comment expliques-tu cet engouement?
Je ne l’explique pas. Ou si. En fait, c’est une manière de voir la vie. Simplement ça. Moi, ma motivation principale, c’est l’autonomie. L’autonomie, ce n’est pas l’indépendance, mais la liberté dans l’interdépendance. C’est de créer des fonctionnements qui permettent ça. Même si la structure était pyramidale au départ, le fonctionnement l’était très peu. Au contraire, il était quasi horizontal.
Ce qui est impressionnant, c’est d’observer les mouvements du personnel et notamment, le nombre de personnes qui à un moment donné ont démissionné, parce qu’elles avaient envie de faire autre chose et qui après deux ou trois ans sont revenues!
C’était une intention de départ?
Oui mais c’était relativement peu formulé et c’est dommage. Ma chère compagne me dit souvent que dans nos procédures d’engagement, nous avons beaucoup travaillé sur les compétences mais pas assez sur les valeurs. Paradoxalement, ça veut dire que les gens ont adhéré au projet sans qu’on vérifie au préalable s’ils y adhéraient. Quand il y a eu des gros problèmes en 2014 et que je suis revenu, j’ai procédé à toute une série d’entretiens, que j’ai écourtés d’ailleurs, parce que j’ai très vite compris ce qui se passait: il y avait une perte d’adhésion au projet parce qu’il y avait un défaut de relation.
Pour toi, c’est ça qui explique la crise de 2014?
Pas complètement. Je vais porter le chapeau et peut-être mal, et j’espère que ça ne sera pas mal perçu. La crise de 2014, c’est le prolongement de celle de 2008 et de la restructuration. Moi, je suis parti en 2008 mais j’ai continué à être présent épisodiquement jusqu’en 2011. À l’origine, il y avait un binôme à la tête de Smart, c’était Julek et moi. Nous étions très différents et très complémentaires et nous nous régulions l’un l’autre. Quand je suis parti, j’en étais totalement conscient et je me suis dit: comment essayer de régler la chose? Au lieu de reconstruire un binôme, j’ai fait en sorte qu’on monte la structure de telle manière que les cinq directeurs des cinq nouvelles entités qu’on avait créées me remplacent. À la place du binôme, il y a donc eu un collectif et Julek. Mais ce collectif n’a jamais fonctionné. Et Julek s’est perdu dans le développement international: à l’intérieur de Smart, il n’y avait donc plus de management du tout.
Une association n’est jamais protégée contre ces tentatives de putsch. Il suffit d’une assemblée générale, noyautée au bon moment, pour se faire avoir, ce qui a failli se passer.
Que s’est-il passé après?
Je ne vais pas trop rentrer dans les détails parce que je trouve que c’est intime, et pour Julek et pour moi. Julek a arrêté et on s’est mis à la recherche de quelqu’un qui pourrait le remplacer. Celui qui était le plus proche et qui était sous la main, c’était évidemment Sandrino. C’est comme ça qu’il est arrivé.
Ça donne quelques clés de lecture sur ton départ.
On a beaucoup parlé du redéploiement. Tu peux en parler?
C’est aussi peut-être une des clés. On dit parfois que le conseil d’administration, c’est une chambre qui ne prend pas de décision. La crise de 2008 et la restructuration totale ont eu lieu parce qu’une majorité du conseil d’administration de l’époque a fait une tentative de putsch sur Smart. Il faut savoir qu’à l’époque, le fonds de garantie salarial était doté d’un million d’euros, ce n’est pas rien…
Ça peut donner envie…
Oui, ça peut donner envie et une association n’est jamais protégée contre ces tentatives de putsch. Il suffit d’une assemblée générale, noyautée au bon moment, pour se faire avoir, ce qui a failli se passer. C’est une des raisons principales de l’éclatement de la structure et de la création d’une fondation qui, elle, est bétonnée par rapport à ce risque. Plus aucun intérêt privé ne peut s’exercer en son sein.
On apprend.
Ce qui est frappant à travers ces entretiens, c’est qu’à chaque difficulté, à chaque contrôle, à chaque contrainte, il y a eu un apprentissage et une opportunité. C’est un état d’esprit que vous avez insufflé dès le départ?
Oui. Il y a un autre élément qui est emblématique de cet esprit, c’est la gestion des articles 60. Là aussi, on est sur un fil rouge juridique. Les articles 60 s’adressent aux gens qui bénéficient d’allocations du CPAS, en France c’est le revenu minimum garanti. Le CPAS cherche des employeurs et paye le salaire de l’allocataire pendant un an. De son côté, l’employeur engage l’allocataire de manière à ce que celui-ci retrouve son droit au chômage. C’est aberrant mais c’est la loi. Ce sont des systèmes. Nous, on s’est demandé comment on pouvait appliquer ce système-là à des artistes. On tombait souvent sur des gens extrêmement déprimés, au bout du rouleau. Alors on disait: ouvrons-leur une activité à l’intérieur de Smart. Ils seront engagés à temps plein avec l’allocation pour développer leur activité. Quand le CPAS a découvert la chose, ils ont évidemment crié au scandale. C’était du détournement! Moi, j’estime que ce n’est pas du détournement. Parce qu’il y en a plein des gens qui ont effectivement démarré une activité sous cette forme-là et qui s’en sont très bien sortis après.
Une idée aussi, c’était de remettre les artistes dans le régime général. Parce que dans toutes les législations, ils font systématiquement partie d’un régime d’exception. Or, dès qu’on crée des régimes d’exception, ça crée toujours des problèmes et notamment de contrôle qui peuvent être complètement abusifs. Moi, je voulais travailler à remettre tout le monde dans un régime applicable à tout le monde. Pas de privilège.
Les dénominateurs communs.
Pour toi, quelles sont les personnes qui ont joué un rôle clé dans les moments charnières de la structuration de Smart?
J’en ai déjà cité. Tous les noms ne vont pas me revenir mais parmi les administrateurs, il y a eu des gens vraiment très importants, notamment les premiers artistes qui se sont impliqués en tant que personnes physiques: Benoît Mansion, Manu Hermia, Paty Sonville. Parmi les soutiens, je nommerais ce directeur du service contrôle de l’Onem ; un attaché de cabinet du ministre des Finances. On a eu des apports extérieurs comme ça, de gens qui soutenaient.
Une des personnes clés, même si ça s’est mal terminé, ça a été Amir Dibadj 1, pour sa manière de penser les choses et le travail qu’il a abattu. Amir Dibadj, c’est un Iranien qui est arrivé en Belgique après Khomeiny. Le premier emploi où il a postulé, c’est chez nous. Il a commencé à travailler avec une humilité et une peur immense. Il s’est investi complètement dans le projet en venant d’un pays étranger avec une autre vision. Et il s’est complètement intégré. Il est resté de 1993-94 à 2014.
Le plus compliqué à gérer, ça a été cette croissance continue et très importante d’année en année.
Est-ce qu’il y a eu aussi des fausses bonnes idées? Des services ou des activités, des tentatives qui ont avorté?
Je ne crois pas qu’il y ait eu de fausses bonnes idées. Mais à un moment donné, et c’est peut-être le défaut de l’institutionnalisation, le développement de Smart s’est arrêté. Moi mon idée de départ, c’était de créer une entreprise de production et de nous insérer totalement dans le régime économique. Smart est malheureusement devenue une entreprise de service. Mais c’est une évolution générale. On voit bien que les entreprises qui gagnent beaucoup d’argent, ce sont les GAFA, les entreprises de service et non les producteurs. Je trouve dommage justement qu’à l’intérieur de Smart, on n’ait pas créé par exemple un service d’édition. Pourquoi laisser l’édition à d’autres alors que s’il y avait un service d’édition performant à l’intérieur de Smart, j’imagine que la diffusion des œuvres se ferait différemment. Je reste étonné qu’on ne soit jamais parvenu à répertorier tout ce qui est sorti de Smart. Ça doit être phénoménal en termes d’œuvres musicales, de bandes dessinées, etc.
Il y a un certain nombre de publications et d’analyses qui sont sorties de Smart, notamment à partir du bureau d’études. Tu peux nous dire dans quel état d’esprit il a été créé ou à quelle volonté il répondait?
Ça se rapproche du sujet de l’édition, c’est quand même assez politique.
Oui et non. Ça a plus été créé dans un but de plaidoyer et de lobbying auprès de l’institution. On voulait légitimer une représentativité.
On est plus dans l’amitié que dans le travail.
S’il fallait retenir trois ou cinq jalons de l’histoire de Smart, ce serait quoi pour toi?
Un des grands jalons, ça a été de passer du secrétariat social pour intermittents à une entreprise partagée. C’est hyper important parce que manifestement, ça répondait à un besoin immense. Le plus compliqué à gérer, ça a été cette croissance continue et très importante d’année en année, qui ne s’est jamais démentie. C’est une satisfaction continue, mais en termes d’augmentation et de formation du personnel, c’est extrêmement complexe à gérer.
Qu’est-ce qui pour toi serait la vraie bonne idée de départ qui explique ce succès?
Pour moi, il faut plus qu’avoir une vraie bonne idée, il faut répondre à un besoin réel, non suscité et apporter des solutions qui sécurisent et qui permettent de se développer. Nous n’avions rien à vendre, nous n’avions pas besoin de marketing.
En même temps, il n’y en a pas beaucoup des histoires de succès comme celles-ci.
Il y a plein de projets où on se dit: c’est une super idée, il devrait y avoir une énorme demande sociale et dans les faits, ça vivote. Mais là, il s’est passé quelque chose pour Smart qui a rencontré un grand succès qui continue encore à grossir aujourd’hui.
L’idée vient d’une injustice en fait. Une injustice qui date de 1987. Entre 1982 et 1987, j’avais une péniche qui était gérée par une coopérative et dans laquelle on organisait des concerts. La coopérative s’occupait de la restauration, du bar et il y avait une asbl qui s’occupait des concerts. Il y a eu énormément de concerts, Manu Chao est même passé là, à une époque où il ne s’appelait pas encore Manu Chao. En 1987, on a un contrôle de l’ONSS. Une femme arrive et nous demande de vérifier toutes les charges sociales sur les cachets d’artiste. J’avais tous les contrats, je les lui présente. Elle note, note et note encore et elle dit:
«– Vous nous devez 1 million de francs belges (soit 25.000 euros).
– Quoi?
– Oui. Vous faites travailler des Anglais.
– Vous avez l’E101?
– C’est quoi l’E101?
– Le certificat de détachement.»
Je me trouve devant quelqu’un à qui je n’en veux pas, une fonctionnaire qui fait son boulot en appliquant un système que personne ne connaît. Elle, elle ne sait pas qu’on n’organise pas des concerts pour gagner de l’argent, mais parce qu’on est passionné. Les 25.000 euros, je les ai payés. Mais je me suis dit qu’il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas dans le système lui-même et dans l’information, puisque personne n’était au courant. Ce n’était pas normal.
Une femme arrive et nous demande de vérifier toutes les charges sociales sur les cachets d’artiste. J’avais tous les contrats, je les lui présente. Elle note, note et note encore et elle dit: “Vous nous devez 1
million de francs belges, soit 25.000 euros. »
Comment alors êtes-vous passés de cette culture très libre à cette idée de standardisation et d’automatisation, de process presque industriels?
C’est très présent aussi dans les propos de Julek. Il y a quelque chose d’étonnant là-dedans.
Une des premières choses que j’ai faites après cet épisode, ça a été de reprendre des cours de gestion financière et de gestion comptable. Pendant trois ans, j’ai suivi des cours du soir. J’ai travaillé comme salarié dans cette fonction-là pendant quatre ou cinq ans et puis je me suis relancé tout seul avec l’asbl Passions Unies. Mais en ayant en tête: il y a un problème de gestion administrative et surtout de moyens financiers pour assurer une bonne gestion. De plus, vu l’éclatement des structures et l’intermittence du travail et donc des revenus, les systèmes déclaratifs obligatoires (sécurité sociale, fisc, etc.) sont très énergivores. Le seul moyen de s’en sortir financièrement pour nous était de standardiser et d’informatiser les procédures. D’ailleurs quand je disais que j’étais administrateur délégué, c’est une fonction que j’ai, la plupart du temps, exercé à titre gratuit. On est plus dans l’amitié que dans le travail.
C’est important ce que tu dis, là. On aimerait qu’à chaque injustice, il se passe des choses comme celles qui se sont passées chez Smart.
J’ai été militant aussi mais à un moment donné, j’ai arrêté de descendre dans la rue, parce que je trouvais que ça ne servait à rien ou à pas grand-chose. Par contre, d’agir à l’intérieur du système en construisant des choses, c’est utile. Je suis extrêmement admiratif, même si c’est critiquable, de la coopérative Mondragon par exemple. Je crois qu’à un moment donné, on peut agir, c’est dans ce sens-là que je me dis que Smart aurait pu se développer plus encore. Quelque part, Smart, c’est aussi l’ébauche d’une banque.
Il me dit: “grâce à mon book, j’ai reçu un coup de téléphone du studio de Georges Lucas à Singapour. Je pars à Singapour!”
Tu peux raconter une anecdote qui t’a marquée?
Je me souviens d’un graffeur qui était chez Smart. Pour un contrôle Actiris, il devait prouver qu’il faisait de la recherche d’emploi. Il vient me trouver et me demande: «Comment je prouve que je fais de la recherche d’emploi?» Je lui dis: «Fais-toi un book et mets-le sur internet.» Ce qu’il fait. Et puis rien ne se passe. Un an après, il vient me trouver à nouveau et il me dit: «Grâce à mon book, j’ai reçu un coup de téléphone du studio de Georges Lucas à Singapour. Je pars à Singapour!» Comme quoi, parfois, des contrôles Actiris, ça a du bon!
1. Amir Dibadj, collaborateur de Julek Jurowicz et Pierre Burnotte dès la naissance de l’asbl pour la constitution des aspects financiers et comptables de Smart. Pilier des débuts, et soutien permanent.