Suzanne Capiau
Avocate au barreau de Bruxelles, maître de conférences à l’ULB.
Experte en droit social, droit du travail, audiovisuel et internet, et statut de l’artiste.
Co -dirigeante de la forme préalable de Smart, Passions Unies dès 1993.
Impliquée dans toutes les luttes politiques et légales de Smart, asbl puis fondation et coopérative.
Partenaire et soutien de Smart depuis 1998.
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Est-ce que tu te souviens de la première fois que tu as entendu parler de Smart?
C’était par une amie, Anne Closset, qui avait créé une société de production, une espèce d’agent, producteur qui s’appelait Athanor. Athanor, c’était quelqu’un de très pragmatique, qui m’avait parlé de ses difficultés en matière de production. Et comme je venais de publier, en 1987 avec André Nayer1, un livre qui faisait la première grande synthèse en Belgique au sujet des problèmes sociaux, du droit du travail, du droit fiscal et du droit social des artistes, elle m’a évidemment interpellée et m’a présenté Pierre Burnotte et Julek Jurowicz, à leurs débuts de comptable et de gestionnaire de projet de production. Ils étaient à la fois dans le théâtre et dans le cinéma et rencontraient des difficultés vraiment très importantes au sujet justement du statut social des artistes belges mais aussi étrangers, qui venaient travailler en Belgique ou avec lesquels ils devaient travailler sur des tournages et qui se déplaçaient un peu partout en Europe.
Smart était déjà créée à cette période-là?
C’était avant la création de Smart. Ils m’ont sollicitée comme conseil lorsque j’ai rejoint un grand cabinet d’affaires, en 1995. Petit à petit, ils en sont venus à ce projet Smart qui était vraiment dédié aux artistes du spectacle et du cinéma. Parce qu’il n’y avait rien ni personne de spécialisé dans ce domaine, sauf eux et ils cherchaient des solutions pragmatiques. Parce qu’à l’origine, l’orientation spécifique de Smart, ça a été le côté pragmatique. Trouver des solutions concrètes, élégantes, c’est-à-dire fonctionnelles, où il n’y a pas trop d’insécurité, où tout fonctionne, c’est-à-dire où tout est payé et tout roule. Smart est né à partir de ces deux projets, théâtre et cinéma, et les compétences respectives de Pierre et de Julek.
J’étais au fait des dispositions légales qui n’étaient pas toujours appliquées et il y avait beaucoup de travail au noir à l’époque. Il y avait beaucoup de jurisprudence, et pas toujours cohérente.
Dès le début, ça a été toi qui as endossé ce rôle de conseil de Smart?
En tous cas un des conseils de Smart. Je connaissais très bien la matière pour l’avoir étudiée de façon approfondie. J’étais au fait des dispositions légales qui n’étaient pas toujours appliquées et il y avait beaucoup de travail au noir à l’époque. Il y avait beaucoup de jurisprudence, et pas toujours cohérente. Cette étude approfondie m’a permis de leur proposer des solutions intéressantes.
Quelles étaient ces solutions intéressantes que tu as pu imaginer avec eux ou leur proposer?
Quand on travaille, on est soit fonctionnaire, soit salarié, soit indépendant. En tant que salarié, tu as un employeur qui paye les cotisations sociales quand il veut bien les payer. Quand tu es indépendant, c’est la personne qui doit elle-même s’affilier comme travailleur indépendant et payer de façon régulière ses cotisations sociales, ce qui n’est pas facile quand on a un boulot et des revenus qui ne sont pas réguliers et des impayés fréquents. Le problème, c’est aussi de pouvoir faire face à des montants d’impayés, parfois très importants. Alors compte tenu de ces difficultés, le contrat de travail salarié, c’est très bien quand ça marche, quand il y a quelqu’un qui paye les cotisations sociales ; et indépendant, c’est bien quand on a des revenus réguliers. Or, à l’époque, rien de tout ça n’était garanti. Il fallait donc trouver un système qui permette à quelqu’un qui n’était pas l’employeur de pouvoir éventuellement mettre de l’ordre là-dedans, d’être une espèce d’intermédiaire qui reçoit l’argent et qui met en musique ces rémunérations par rapport à la sécurité sociale et à la fiscalité. À l’époque, il y avait l’article 36 de l’arrêté royal de 69, qui définit ce que j’appelle le tiers payant. Il permet à toute personne qui paye les cotisations sociales à la place d’un employeur, qui éventuellement ne veut pas les payer, de pouvoir les payer et de normaliser une situation de travail. Pour moi, c’était l’idéal et ça l’est toujours aujourd’hui. Mais ça n’a pas été facile à mettre en pratique dans un secteur où les contrats sont très courts, où il y a beaucoup de tentations de ne pas payer les cotisations sociales ou les rémunérations à temps. Cet intermédiaire administratif était une plus-value très importante, qui a permis de normaliser tous ces contrats de travail et de sortir du travail au noir dans le secteur du théâtre, de la musique et des arts de la scène. Et petit à petit, cette solution tellement pragmatique a fait florès. Ce qui explique le succès de Smart que tu connais.
Ça me donne envie de t’entraîner du côté de l’histoire juridique de la coopérative.
Le contrat de travail salarié, c’est très bien quand ça marche, quand il y a quelqu’un qui paye les cotisations sociales; et indépendant, c’est bien quand on a des revenus réguliers.
Est-ce qu’on peut parcourir ensemble les 25 ans d’histoire de Smart pour en identifier les grands jalons?
Le premier jalon, c’est le moment où Smart a cherché des solutions pragmatiques pour sortir de ce travail informel. Au début, la structure était très simple. C’était une petite association sans but lucratif qui s’est construite autour de cette solution juridique de tiers payant administratif. Petit à petit, cette association est devenue de plus en plus importante. À ce moment-là, il y a eu une réaction de tout le secteur de l’intérim, qui est un secteur un peu particulier, qui a eu du mal à s’installer en Belgique. Finalement, c’est la Loi du 24 juillet 1987 sur le travail temporaire, le travail intérimaire et la mise de travailleurs à la disposition d’utilisateurs, qui a reconnu et régi ce secteur, devenu important. Smart a été créée en 1998, dix ans plus tard. La loi sur l’intérim était donc antérieure à ce système de tiers payant administratif et le secteur de l’intérim a vu Smart un peu marcher sur ses plates-bandes avec son système particulier. Mais il ne s’adressait pas du tout au même genre de public que celui que visait Smart. Le tiers payant administratif visait simplement à régulariser la situation de personnes qui ne trouvaient pas de statut suffisamment protecteur dans les institutions telles qu’elles existaient à l’époque. Alors que l’intérim, c’est une structure juridique qui a été imaginée pour servir d’appui aux fluctuations d’activité des entreprises et qui vient avec un appoint de travailleurs pour faciliter la fluidité de l’activité économique en général. De plus, le travail intérimaire ne peut s’appliquer partout. On ne peut engager un intérimaire que lorsqu’on a besoin de pourvoir au remplacement d’un travailleur permanent ou de répondre à un surcroît temporaire de travail ou d’assurer l’exécution d’un travail exceptionnel, en général temporaire. Or, ici, dans le secteur des arts, les personnes étaient engagées régulièrement sur des projets de spectacles. Ce n’était pas du tout de l’intérim au sens légal du terme. N’étant pas concernées par les hypothèses du travail intérimaire, il fallait trouver quelque chose d’autre. Mais ce quelque chose d’autre embêtait ce secteur de l’intérim parce qu’il estimait qu’il y avait un outsider qui venait leur compliquer la vie. Ils ont donc tenté de supprimer cette activité développée par Smart.
Mais revenons un peu en arrière. Avant l’intérim, ce système de tiers payant administratif s’appuyait sur une disposition réglementaire. C’était très bien et Smart avait approché les institutions sociales pour leur présenter le système. L’ONSS, l’organisme national de la sécurité sociale nous avait dit: si les cotisations sociales sont payées alors qu’elles ne le sont pas pour le moment, c’est très bien pour tout le monde. Donc allez-y. Et ça allait tellement bien, c’était tellement efficace que finalement, une loi a été adoptée en 2002 pour institutionnaliser ce système de tiers payant administratif. C’était vraiment la consécration d’une solution juridique qui fonctionnait très bien. Mais ça n’a pas plu. C’est alors que l’auditorat du travail nous a demandé de revoir la structure interne de Smart et de loger les différents services que Smart avait développés dans plusieurs structures juridiques, à savoir des associations ou des sociétés. Parmi elles, il y avait un service d’engagement, qui était le secrétariat pour travailleurs intermittents. Le service de tiers payant administratif était logé dans cette structure-là. Il y avait aussi une autre structure qui s’occupait essentiellement de production, c’est-à-dire de projets déjà beaucoup plus développés.
L’idée de Smart, c’était justement de permettre à des personnes qui n’ont pas d’activité continue ou permanente de pouvoir développer des projets quand ils le souhaitent, de façon rationnelle, bien organisée en ce qui concerne la comptabilité et la gestion sociale et fiscale.
À l’époque, c’était surtout les artistes et les travailleurs créatifs qui étaient concernés par le projet Smart. Que fait un artiste quand il essaye de se lancer? En France, il crée une association loi 1901. En Belgique, c’est une asbl, une association sans but lucratif, loi 1921. La personne gère tous ses projets à travers cette asbl en s’occupant elle-même de la comptabilité, de la TVA, etc. Mais ces projets n’ont pas toujours une régularité suffisante pour pouvoir être gérés dans une association. À l’époque, il y avait beaucoup de gens qui créaient des asbl pour un, deux ou trois projets par an. Le reste du temps, la structure ne servait à rien. L’idée de Smart, c’était justement de permettre à des personnes qui n’ont pas d’activité continue ou permanente de pouvoir développer des projets quand ils le souhaitent, de façon rationnelle, bien organisée en ce qui concerne la comptabilité et la gestion sociale et fiscale. C’est comme ça que l’asbl Productions Associées est née. Et puis, Smart a créé d’autres entités pour répondre à des demandes d’appui du secteur culturel. C’était par exemple des achats en location-vente de matériel que les personnes, qui en avaient besoin, ne parvenaient pas à acheter parce qu’elles n’avaient pas suffisamment de fonds. Elles n’avaient pas non plus accès au crédit bancaire parce que ce sont des professions qui sont tellement incertaines dans leurs recettes que la banque leur dit: non, ce n’est pas pour vous. Il y avait donc des services de ce type-là. Ensuite Smart s’est mis aussi à contribuer au développement intellectuel de ses membres, de plus en plus nombreux, pour leur donner des outils de comptabilité, de gestion, de gestion administrative, pour leur permettre de comprendre quel jeu ils jouaient dans la négociation des contrats, de connaître les règles de gestion d’un projet, toutes sortes de choses qu’on doit apprendre petit à petit quand on devient professionnel. Pour tout le secteur culturel et créatif, comme on l’appelle aujourd’hui, Smart a vraiment été une solution, je dirais inespérée. Pour moi, Smart a été un vecteur d’émancipation et de libération de tous ces travailleurs par rapport aux contraintes très aiguës qu’ils subissent habituellement dans leur vie professionnelle.
Est-ce que tu vois d’autres grands épisodes de cette vie juridique? J’allais dire des grandes conquêtes et peut-être des périodes de difficultés aussi par rapport à ce contexte et à cet objectif d’émancipation des travailleurs.
Outre cette opposition du secteur de l’intérim que j’ai expliquée, ce succès a rencontré aussi une certaine opposition des organisations représentatives, à savoir les syndicats. Je n’ai jamais compris pourquoi ils se sont opposés à l’existence de Smart. Encore une fois, Smart apportait à un certain nombre de travailleurs des outils qui leur permettaient de s’émanciper de leurs contraintes professionnelles. Alors pourquoi est-ce que ça ne leur convenait pas? Peut-être que d’une certaine manière, Smart contrevenait à leur façon de faire dans le cadre classique de la représentation professionnelle. Smart, à travers sa connaissance pratique et humaine du secteur, voulait développer des outils vraiment pragmatiques et performants pour justement aider ces travailleurs. Ce que les syndicats ne font pas. Ils se contentent de négocier les conditions de travail dans les sphères interprofessionnelles qui leur sont bien connues, ce qui n’est pas le cas du domaine culturel. Et ils veulent appliquer des recettes qui existent dans d’autres secteurs à un secteur culturel qui ne fonctionne pas de la même manière. À cause de cette méconnaissance du terrain et d’une tendance à utiliser des recettes extérieures et inadaptées au secteur, ils se sont eux-mêmes amputés d’une certaine influence.
Ce succès a rencontré aussi une certaine opposition des organisations représentatives, à savoir les syndicats. Je n’ai jamais compris pourquoi ils se sont opposés à l’existence de Smart.
Mais il y a quelque chose que j’ai oublié d’expliquer. En 2002, j’ai dit que la solution juridique de Smart avait été reconnue, enfin ancrée dans une loi, la loi de 2002 qui instaure le tiers payant administratif et permet à Smart de s’appuyer sur un outil légal. Mais cette loi de 2002 étendait également la sécurité sociale non seulement à toutes les personnes qui étaient sous contrat de travail – ça, c’est le jeu normal – mais à tous les artistes qui n’étaient pas sous contrat de travail. À savoir à la fois aux artistes interprètes, mais également aux auteurs et aux réalisateurs, aux compositeurs de musique, aux scénaristes, etc. C’était tout à fait nouveau et unique en Europe. Pourquoi cette extension de protection sociale, qui incluait assurance accidents du travail, assurance chômage, assurance maladie à toutes ces professions? Pourquoi ces gens ont-ils subitement été inclus dans la sécurité sociale des salariés? C’est arrivé suite à toute une série d’études que j’ai menées sur le droit social et fiscal des artistes dans la période entre 1984 et 1994. Le livre «Le droit social et fiscal des artistes» a été publié en 1987 et mettait pour la première fois à plat toutes les difficultés du secteur, enfin surtout celles des artistes interprètes et des auteurs. Face à ces difficultés, le centre d’études où j’ai travaillé a étendu le champ de ses études au statut de ces artistes, interprètes et auteurs, dans plusieurs pays de l’Union européenne qui s’appelait la Communauté économique européenne à l’époque. C’était dans les années 1980-90 et on s’est rendu compte qu’en Allemagne et en France, des statuts particuliers pour les auteurs avaient déjà été adoptés. Pour les auteurs en France et pour tous les artistes indépendants en Allemagne. Mais ce régime de sécurité sociale ne couvrait que certaines prestations. En France par exemple, il n’y avait que l’assurance maladie, le congé maternité ou paternité et la pension de retraite. Mais il n’y avait aucune assurance chômage pour les auteurs. Même chose en Allemagne. Alors on s’est demandé: comment peut-on faire évoluer le statut des artistes dans le sens de nos voisins tout en allant plus loin?
Smart apportait à un certain nombre de travailleurs des outils qui leur permettaient de s’émanciper de leurs contraintes professionnelles.
On a travaillé sur des propositions particulières pour ouvrir la sécurité sociale des salariés à tous les artistes interprètes et à tous les auteurs. Ce qui a été coulé dans la loi en 2002. Cette ouverture à la sécurité sociale pour tous les auteurs et pour tous les artistes interprètes a amené une cohorte de personnes qui n’avaient jamais été assujetties à l’assurance chômage. Ce sont des chômeurs intermittents, qui ont accès à l’assurance chômage lorsqu’ils ne travaillent pas. Un peu comme en France où une fois qu’ils ont cumulé un certain nombre de jours de travail, ou de cachets, ils peuvent demander l’indemnisation. Et ils sont indemnisés lorsqu’ils ne travaillent pas, dans des contrats de très courte durée. Il y a eu une réaction du service de gestion de l’Onem qui a dit: mais ils sont trop nombreux. Sans doute que ça coûtait un peu cher, surtout au moment de la crise financière de 2007-2008. Les budgets de l’État ne permettaient pas de continuer à ouvrir l’assurance chômage à cette population. En 2011-2012 l’Onem a réinterprété la notion d’artiste de façon extrêmement restrictive. Smart a réagi en disant que ce n’était pas du tout légal et que c’était une atteinte au statut qui avait été créé en 2002 et qu’il n’y avait aucune raison pour que des personnes qui avaient été couvertes dans le nouveau champ d’application de la loi soient éjectées de l’assurance chômage. On nous a confié 250 dossiers pour lesquels il a fallu défendre l’interprétation correcte de la législation pour protéger les artistes et leur ouvrir le droit à l’assurance chômage. Dossiers qui ont quasiment tous été gagnés. Ça, c’est une opération qui a été soutenue par Smart, mais aussi par les syndicats, qui a été vraiment très fort appréciée dans le secteur. Ça a contribué à former des magistrats qui n’étaient pas nécessairement conscients des particularités du travail intermittent dans ces professions.
Et puis en 2014 est arrivée une nouvelle loi, probablement grâce à l’influence du secteur de l’intérim et à l’influence syndicale aussi. Il faut savoir qu’en Belgique, à la différence de la France, tous les organismes de sécurité sociale, les organisations paritaires, la négociation des salaires sont cogérés par l’État, le patronat et les organisations syndicales, et ce depuis la Deuxième Guerre mondiale. Et le Conseil national du travail, organe paritaire où siègent les représentants syndicaux et les représentants patronaux, a estimé que ce système de tiers payant administratif était un peu compliqué. Un peu compliqué parce que ça créait une nouvelle relation triangulaire, qui n’était pas politiquement acceptable. Pour quelle raison? Je n’en sais rien. Il y avait certainement des lobbys derrière. De ce fait, la réglementation a fait un pas en arrière. Dans la loi de 2014, l’article 1 bis supprime ce tiers payant administratif et l’employeur, celui qui doit payer les cotisations sociales, redevient le donneur d’ordre, c’est-à-dire la personne qui engage l’artiste. Le donneur d’ordre, c’est une notion beaucoup plus floue que ce qu’était auparavant l’intermédiaire administratif.
Quand on a de la demande, on essaye de la satisfaire.
L’employeur, c’est celui qui paye la rémunération. Payer, c’est un acte, c’est très clair. Tandis que le donneur d’ordre, celui qui engage et qui détermine l’objet de la prestation, c’est une notion beaucoup plus floue parce que ce sont des aspects qui peuvent être pris en charge par plusieurs personnes et payés par une autre encore. Cette insécurité juridique a été voulue. Elle a obligé Smart à réorganiser tous ses outils. Avant cela, Smart était simple intermédiaire administratif. Il a fallu trouver des solutions pour qu’il devienne donneur d’ordre. C’est à ce moment-là que Smart s’est recentré sur son outil Activité. Une activité, c’est comme une asbl que crée n’importe quel créateur pour porter ses projets. Le donneur d’ordre, c’est désormais cette association ou cet outil Activité qui continue à être développé par Smart. Le client, c’est le client de Smart. Tous les clients qui commandent un projet à un artiste ou à un créateur, ce sont des clients de Smart. Smart a alors été confronté à une croissance absolument folle due au succès de l’outil qu’ils ont mis sur le marché. De plus en plus de professions se sont présentées en disant: «Nous aussi on a des problèmes. Est-ce que vous pourriez accepter notre activité dans ce système-là, qui paraît tout à fait souple, flexible et sûr, pour qu’on puisse s’en sortir?» Alors, bien évidemment, c’est difficile de résister à cette tentation. Quand on a de la demande, on essaye de la satisfaire. Surtout que ça correspondait à des besoins sociétaux marqués puisque les entreprises, depuis une dizaine d’années, commençaient à externaliser leur personnel. Donc quand on externalise des personnes qui devraient normalement être engagées à durée indéterminée dans une entreprise et qu’on les engage mais comme des indépendants, à l’extérieur, ça entraîne beaucoup de difficultés pour ces personnes aussi. Qui ne savent pas toujours comment gérer, qui n’ont pas les outils, et qui se trouvent parfois complètement démunies. Ça correspondait à un besoin social que Smart a accueilli. Deuxième phase d’émancipation sociale.
On a travaillé sur des propositions particulières pour ouvrir la sécurité sociale des salariés à tous les artistes interprètes et à tous les auteurs. Ce qui a été coulé dans la loi en 2002.
Mais il faut avoir la puissance financière, humaine et organisationnelle de cette ambition et de cette croissance. Ce sont quand même des défis assez lourds auxquels Smart a été confronté. C’est là qu’est arrivé Sandrino Graceffa. Après Pierre Burnotte et Julek Jurowicz, Sandrino a été la personne qui a remis de l’ordre dans toute cette machine. Je pense qu’il a été providentiel dans le sens où il a réorganisé toutes les équipes qui travaillaient encore dans des structures séparées. Et il a recentré tout ce qui était outil sur l’outil Activité pour ne pas multiplier les process. Et il a apporté à Smart l’idée de l’ouvrir à une coopérative, une forme de société, surtout connue en France et qui dans ces années 2010-2015, était une voie favorisée par l’Union européenne, qui souhaitait encourager les personnes actives à s’organiser dans le cadre de sociétés coopératives, outil beaucoup plus léger qu’une société commerciale à but lucratif. Sandrino, en ayant pour cap de se réorienter vers la société coopérative, se rapprochait de systèmes connus, défendus au niveau européen et international, qui correspondaient bien à l’esprit de Smart: sans but lucratif et démocratique puisque la rémunération que l’on y touche ne dépend pas du capital investi mais du travail que l’on apporte. Cela a permis de sécuriser la propriété de l’entreprise puisque les personnes qui sont actives investissent, sont propriétaires de parts et se sentent aussi non pas soumises à un conseil d’administration tout puissant, mais ont une voix au chapitre. À tout moment, elles peuvent aller trouver les administrateurs et leur dire: «J’ai besoin de ci ou de ça.» Cette entreprise leur appartient. Ça, ça s’est passé en 2016. C’est l’aboutissement d’un processus qui a démarré en 2014-2015, avec la loi qui a supprimé le tiers payant administratif et qui a obligé Smart à repenser toute son infrastructure, ses outils et sa direction. L’ouverture au capital social a quelque part sauvé l’entreprise en sécurisant le projet. Ça a été une étape très importante.
Une activité, c’est comme une asbl que crée n’importe quel créateur pour porter ses projets. Le donneur d’ordre, c’est désormais cette association ou cet outil Activité qui continue à être développé par Smart. Le client, c’est le client de Smart.
En t’écoutant, je me dis que tu as vu évoluer Smart depuis une toute petite asbl jusqu’à la coopérative qu’on connaît aujourd’hui. Qu’est-ce qui pendant toute cette aventure fait l’esprit de Smart pour toi?
Depuis la Seconde Guerre mondiale, on est dans un système de libre-échange capitaliste, libéral et mondialisé. Ce système existe depuis le XIXe siècle. Mais il s’est vraiment renforcé au niveau international avec l’apparition des multinationales, de pôles industriels extrêmement importants, avec cette circulation mondiale des biens et des services, avec la création et la libre circulation au sein de l’Union européenne et avec la monnaie unique européenne. Dans toute l’évolution de ce capitalisme, les structures syndicales ont admirablement bien tenu. Mais les travailleurs ont été confrontés à de nouvelles précarités: on est notamment passé du contrat à durée indéterminée au contrat au projet, au contrat de courte durée, même, au contrat d’un jour, au contrat à l’appel. Et cette dégradation des conditions de travail n’a pas pu être empêchée, ni même contrée par des outils suffisants tels que ceux que les structures syndicales ont construits avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Est-ce à cause de l’institutionnalisation de ces structures syndicales qui sont en cogestion dans toutes les institutions sociales, en tout cas en Belgique? Toujours est-il que les personnes qui travaillent se sont retrouvées de plus en plus souvent dans des situations de grande précarité. De plus en plus, les familles se sont transformées en familles monoparentales avec une charge de l’éducation des enfants qui repose de plus en plus sur les femmes. Par rapport à tout ça, il n’y a pas encore de bonnes solutions. Mais je trouve que le projet Smart, en fluidifiant l’activité, en permettant de façon très simple aux personnes de s’organiser pour elles-mêmes et pas pour les entreprises, c’est un projet de résistance créative, qui a jusqu’à présent réussi à transcender toutes ces difficultés.
C’est parti des artistes qui étaient les premières personnes à ne pas être intégrées dans le système économique de l’époque, qui était celui de l’industrie et du commerce, celui des contrats à durée indéterminée. Smart a été là au départ pour aider les artistes. Et il s’est vite retrouvé face à une majorité de travailleurs qui vivaient dans les mêmes conditions que les artistes. Aujourd’hui, Smart est donc un outil de résistance sociale, créé pour les personnes actives, pour les travailleurs comme pour les syndicats. Et qui leur permet de récupérer une liberté et une force du fait qu’ils font partie d’une communauté, d’un groupe qui a les moyens, les connaissances pour parler, faire des propositions, organiser des structures tout à fait légales, qui rassure les institutions sociales parce que tout est en ordre, les cotisations sociales et les précomptes professionnels sont payés. Il n’y a pas de travail au noir et la misère dans laquelle peuvent se retrouver des personnes abandonnées à elles-mêmes, peut, à travers ces outils, être limitée et même régresser. Pour moi, c’est donc vraiment un très très grand projet.
C’est vraiment intéressant de t’entendre, avec le recul qui est le tien, raconter ce que Smart a produit.
Est-ce qu’il y a des choses qui t’ont surprise dans le cheminement de Smart ou dans les choses qui ont été développées?
Ce qui m’a toujours épatée, c’est cette envie de ne pas imposer sa vision des choses, mais de trouver des solutions; c’est la flexibilité, la créativité, la remise en question, l’adaptation perpétuelle d’un projet qui évolue. Et qui a pu évoluer grâce à ça. Sinon, il aurait été cassé par les oppositions. Smart a pu grandir grâce à cette flexibilité, cette créativité et cette énergie considérable que tout le monde y a déployée. Il n’y pas que les fondateurs qui ont été géniaux, mais aussi tous ceux qui ont pris le relais et qui continuent à développer le projet. Pour moi, c’est absolument génial. Cette flexibilité implique une prise de risque. Parce que le monde n’est pas conçu pour Smart. Il a fallu trouver des interstices dans lesquels pouvoir loger le projet et pouvoir le développer, le défendre. La flexibilité, c’est l’audace. Ce qui m’a vraiment frappée, c’est cette audace. On y va, on fait avec et on avance. On sait que tout n’est pas parfait, mais on est comme ça, on fait ce qu’on peut, on a un projet et on y va. Ça, je trouve que c’est magnifique. Avec cette idée de création collective, pour moi, ce projet transcende justement cette économie libérale, ce capitalisme, pour en faire autre chose. Et je trouve que c’est vraiment malin.
Malin, c’est d’ailleurs à peu près ce que veut dire Smart.
Pour finir, est-ce que tu peux évoquer le souvenir d’un bon moment que tu as pu partager avec Smart, une victoire, un moment particulièrement lumineux ou qui t’a marquée dans tout ce chemin que tu as parcouru avec eux?
Toutes les personnes que j’ai rencontrées chez Smart, je les trouve vraiment intéressantes, ouvertes, adorables, personnellement investies. La dernière chose qui m’a fait plaisir, c’est une sociétaire, une membre, je ne sais pas comment on les appelle le plus souvent aujourd’hui, qui avait utilisé tout à fait correctement l’outil Activité. Mais on ne sait pas pourquoi, l’organisme qui gère les assurances sociales pour travailleurs indépendants lui est tombé dessus en lui disant: «Madame, vous avez un site internet, vous avez des clients. Vous exercez une activité indépendante.» Il lui a suffi d’expliquer à cet organisme de façon très claire et précise comment fonctionne le système Activité de Smart et ils ont fini par lui dire: «C’est très bien.» C’est un dossier individuel, qui m’a montré la puissance et la force du projet. Cette personne, c’est une ancienne infirmière qui a renoncé à son métier pour éduquer ses enfants et qui, petit à petit, s’est mise à faire des robes de mariage. Petit à petit, son activité a pris de l’ampleur et si elle n’avait pas été chez Smart, elle se serait retrouvée à devoir payer 20.000 euros de cotisations sociales en tant qu’indépendante. Je trouve formidable que cette personne puisse continuer à vivre de son boulot, dont elle retire beaucoup de satisfaction, sans avoir ce poids disproportionné de cotisations sociales qui ne sont pas du tout adaptées au travail qu’elle fait et aux revenus qu’elle génère.
La sécurisation juridique des personnes qui utilisent les services de Smart est une belle réussite.
Une autre satisfaction personnelle, c’est ce conflit entre l’Onem et toutes sortes d’artistes. L’Onem a voulu réduire l’interprétation légale qu’il donnait de la notion d’artiste. En montrant ce qu’était un artiste à tous les tribunaux devant lesquels on a plaidé, en montrant exactement de quel type de travail il s’agissait, les tribunaux ont reconnu la qualité d’artiste à plein de gens, y compris à des techniciens qui avaient un rôle créatif dans une prestation ou une œuvre. Je trouve que c’est aussi une victoire contre cette espèce de chape institutionnelle, administrative, budgétaire que l’on veut absolument imposer à un secteur qui ne fonctionne pas selon cette logique. Ça, c’était aussi un très
beau dossier.
Je pense que maintenant, le message est passé. Avec la crise Covid, on a vu que sans l’accès à l’assurance chômage, le secteur artistique et plein d’autres individus se retrouvaient dans la misère la plus totale. La Belgique a donc repris la législation et notamment cet article 1 bis et a étendu la protection sociale, y compris l’assurance chômage, non seulement à tous les artistes qui étaient déjà visés, mais aussi à tous les autres travailleurs des arts qui sont créatifs dans une prestation artistique ou dans la création d’une œuvre. C’est aussi une grande victoire de Smart que d’avoir depuis 25 ans maintenant, trouvé des solutions pour cette catégorie de personnes et d’avoir fait comprendre au monde politique et même au monde économique que cette protection était indispensable non seulement pour ces personnes-là, mais pour la société dans son ensemble.
C’est un bel accomplissement.
Oui et je suis très touchée parce que j’ai commencé ma carrière comme chercheuse sur ce sujet de la protection sociale et fiscale des artistes. Aujourd’hui, à cause ou grâce à la crise Covid, on se rend compte que c’est une protection absolument essentielle et qu’il faut la renforcer pour les salariés et pour les indépendants, en leur donnant accès à l’assurance chômage. Moi, ça fait 30 ans que je défends cette idée.
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1. En activité depuis 1977, André Nayer enseigne dès 1983 à l’ULB le droit du travail, le droit social, les aspects juridiques de la gestion culturelle. En 2024 il est Professeur ordinaire émérite de droit social international à l’Université Libre de Bruxelles.