Barbara Klepman

Conseillère et accompagnatrice des Activités.
Membre de toutes les évolutions de l’équipe opérationnelle depuis 2003.

 

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Peux-tu nous raconter la première fois que tu as entendu parler de Smart
ou que tu as été en relation avec quelqu’un de Smart? C’était quand? Dans quel contexte? Et surtout, que t’es-tu dit par rapport à Smart?

C’est un heureux hasard. En 2003. Débarquée de Lille, je cherchais du travail tout en démarrant des études de journalisme à l’ULB. Une amie qui travaillait chez Smart, dont je ne connaissais rien à l’époque, m’a conseillé de rencontrer Julek. Il y avait besoin d’aide pour des tâches de classement et d’archivage.

Très vite j’ai eu un rendez-vous et très vite j’ai démarré. Je me suis retrouvée directement hyper proche de tout sans connaître rien. C’était super intéressant car je découvrais le travail en entreprise. C’était mon premier job dans une structure «classique». Et tout de suite, cela a été un peu hors norme. J’ai rencontré des personnes super intéressantes. On était à peine une dizaine. On était dans cette maison du coin de la rue Féron où tout coulait de source. Ça bossait très fort. En fait, j’ai appris ce qu’était la structure en observant et en écoutant les collègues travailler. Moi, je faisais le classement, je signais les C4 à la main, j’encodais les fiches d’inscription… Je faisais du boulot administratif pur et dur, mais en étant immergée au cœur de la boîte. Je me suis imprégnée de cela, j’observais énormément.

Puis s’est posée la question de savoir si j’allais rester ou pas. J’étais assez intéressée et je suis allée voir Julek qui m’a lancé un défi. Je ne savais pas encore très bien ce que l’on faisait. Il y avait à peine une page internet. On avait tous un rôle commun: on travaillait pour Smart. On s’intégrait à un projet et on prenait notre place. Julek m’a dit: «Il faut appeler tous les membres qui ont fait une Dimona (la déclaration que l’employeur envoie à l’ONSS pour signaler les débuts et fins de contrat), dont la validation de la prestation n’a pas abouti et leur demander ce qu’il en est de la clôture de leur contrat.» Il m’a donné une liste. Je crois qu’il y avait quatre pages recto verso. Il fallait que je les appelle un par un sans vraiment connaître le fond des choses. Je me suis renseignée et j’ai pris le pari de me dire: «Allez, je tente le truc.» Cela a été super chouette parce que je suis passée d’une dimension où je voyais la boîte à travers les collègues à une dimension où je travaillais directement avec les membres. J’ai eu des conversations avec des membres qui m’ont raconté succinctement la situation dans laquelle ils étaient par rapport à leur contrat. Je ne sais plus combien de jours il m’a fallu pour terminer ce travail, mais je suis allée voir Julek assez rapidement et il m’a dit: «C’est bon, tu restes.» Je suis donc passée de la cave où je triais les classeurs avec les noms de tous les membres à avoir mon propre bureau, mon téléphone, mon ordinateur!

Depuis 2003 je ne suis pas partie! J’ai pris ma place dans ce grand jeu qu’est Smart et cela n’a jamais été inintéressant. Je ne me suis jamais lassée. Je n’ai fait que rencontrer de nouvelles personnes et apprendre tout le temps. Cela fait 20 ans et j’ai grandi avec Smart. J’ai un attachement à cette boîte qui est fort. La plupart de mes meilleurs amis, ce sont des collègues de Smart. J’ai tout appris sur le terrain. C’est pour moi une méthode d’apprentissage qui est très chouette. Voilà comment cela s’est passé.

 


Est-ce que tu pourrais dérouler ton parcours et mettre en regard l’évolution de la boîte et ses différentes phases?

Au début, je n’avais pas vraiment de fonction. Je travaillais à l’accueil des membres, je leur répondais au fil de l’eau. Comme je le fais encore aujourd’hui parce que j’ai toujours le même rôle finalement. Je suis conseillère et mon travail est de répondre aux besoins des membres. C’est ce que j’ai toujours préféré faire.

À un moment, quand Smart s’est étendue vers la France, j’aurais pu avoir des opportunités. Je venais de France et on était peu nombreux à l’époque. Julek m’avait demandé si cela m’intéressait. J’aurais pu changer de fonction, évoluer d’une autre manière ou prendre d’autres responsabilités. Mais je n’ai pas voulu parce que ce que je voulais faire, c’était rester au contact direct des membres. J’apprenais tellement d’eux. J’aime aussi travailler en relation avec les collègues. Je me suis toujours considérée comme un point d’appui vers d’autres collègues, avec la finalité de répondre aux membres. Quand je bloque sur un sujet, je sais que je peux demander de l’aide et être relayée. On travaille tous en interconnexion et je trouvais que la place que j’avais dans cette toile-là, pour moi, c’était la meilleure. C’est le métier que je préférais, c’était tellement enrichissant. J’ai donc évolué plutôt auprès de collègues, dans la relation de travail, mais au niveau de mon poste, j’ai continué à faire ce que je savais faire, au mieux, en étant tout à fait clairvoyante par rapport à cela. J’ai toujours eu cette idée que l’on travaille ensemble au cœur d’un projet, quelle que soit la place que l’on a. L’important, c’est d’être à sa bonne place et pour moi, ma meilleure place est celle-là.

 


Quand tu es arrivée,
tu dis que vous étiez une dizaine. Est-ce qu’il y a eu pour toi différentes phases dans l’histoire de Smart?

Petit à petit, on a eu une demande assez effarante. Pour pouvoir répondre et suivre cette cadence, il a fallu monter en puissance et en compétence assez vite, c’est-à-dire avoir du renfort avec des nouveaux et nouvelles collègues. On est très vite passés de dix à trente ou quarante. L’équipe s’est étoffée assez vite et s’est étendue aussi géographiquement. Au début, on était principalement dans la première maison et puis on a ouvert les portes vers tous les niveaux du bâtiment. Mais on a quand même réussi à garder un lien d’équipe assez serré. J’ai toujours évolué au sein d’équipes où l’on était entre cinq et huit. Même si c’est devenu assez énorme en termes de nombre de collègues ou d’organisation, cela restait quand même une organisation à petite échelle au sein des équipes. Moi, cela me
convenait bien.

Les différentes phases de l’histoire de Smart, pour moi, elles correspondent aux changements de direction. Fatalement, cela a été des phases différentes qui ont impacté l’état d’esprit général.

 


Tu arriverais à nous décrire un peu
ces ères et cet état d’esprit?

Il y a l’époque Julek et Pierre. On évoluait ensemble au quotidien dans un esprit très familial et décontracté. Quand il y avait des AG, par exemple, et qu’il fallait envoyer les invitations, tout le monde venait coller les nombreuses enveloppes. J’ai l’impression qu’il n’y avait pas vraiment de notion d’effort. Cela se faisait, cela allait de soi.

Et puis, quand cela s’est étendu, on est passé à du recrutement un peu plus «traditionnel». Sont apparues des personnes qui avaient fait d’autres études, qui avaient suivi un parcours un peu plus universitaire et qui se sont positionnées différemment, mais pas forcément en mal. Je ne veux pas du tout critiquer cela. C’est juste un autre profil de collègues. Avec des attentes différentes par rapport au travail et à leur évolution dans le travail. Là, on a un peu quitté l’esprit familial où l’on bosse tous ensemble à contribuer à une cause pour passer à un état d’esprit plus conventionnel (mais pas trop!) qui garde des valeurs fondamentales très ancrées sur la solidarité et l’économie sociale. C’est là que l’on a commencé à mettre des titres sur des fonctions et à constituer une toute petite hiérarchie, très détendue. À cette époque-là, c’était une hiérarchie plutôt organisationnelle et très communicante. Cela a été un premier grand changement.

 


Tu arrives à le dater?

J’essaie de me souvenir dans quel bureau j’étais parce que j’ai fait tous les bureaux et que j’ai des repères temporels par bureau. Je suis arrivée en 2003. À mon avis, cela doit être en 2006/2007. Un premier changement lié au fait qu’il nous fallait des personnes super formées et super réactives qui puissent prendre en charge des missions un peu costaudes ou renforcer les équipes sur certains points. On était moins dans l’optique de faire de l’apprentissage au quotidien.

Sauf erreur de ma part, c’est en 2012 qu’est apparue une organisation en équipes internes de cinq ou six qui avaient toutes des noms un peu rigolos. Les Marguerites, les Chocos, les Vodkas… Quand je suis arrivée en 2003, il y avait une personne qui pilotait mais on ne l’appelait pas à proprement parler la «coordinatrice». Sa responsabilité était d’être la personne de référence, qui était dans la prise de décision et qui organisait le travail.

Personnellement, vers 2005, j’ai exprimé le besoin d’être sur le terrain et j’ai proposé à Julek et à Pierre de faire de l’aide à l’accompagnement de groupes de musique car je sentais que j’avais une bonne connaissance des aspects administratifs et j’avais tous les relais vers les bonnes personnes avec qui collaborer. Ils m’ont vivement encouragée. On était beaucoup dans l’expérimentation. Ils m’ont dit: «Si tu as une envie, trouve-toi un groupe de musique et commence à faire un peu de management et de booking, tu verras ce que tu peux faire et surtout dis ce que tu fais et fais ce que tu dis». Meilleur conseil. J’ai pris un crédit-temps et j’ai repris des études en production musicale et management d’artistes à l’IAD. C’était super parce que j’avais déjà la facette terrain avec la connaissance de toutes les problématiques que rencontrent les groupes, depuis la création jusqu’à la diffusion. Du fait que j’avais un peu — je n’aime pas ce mot-là — une spécialisation dans un domaine, on a commencé à sectoriser, mais pas trop quand même, c’est-à-dire que l’on essayait de faire en sorte que certains et certaines soient plus formés sur des matières spécifiques, qu’il y ait des personnes référentes à qui l’on pouvait s’adresser en interne. Mais au niveau de l’organisation et de la prise de risque, à cette époque-là, tout était permis. On avait le droit à l’erreur et l’on pouvait vraiment tenter des trucs. C’est ce que j’ai toujours senti de très fort chez Smart: l’innovation sociale. Il y a un problème, on essaie de trouver une solution la plus créative possible et celle qui va répondre au besoin le plus général. C’est quelque chose qui perdure.

La deuxième époque c’est avec Sandrino, je l’ai vécue complètement différemment que d’autres parce que j’étais plus à distance pour des raisons personnelles. C’est l’époque où il y a eu un peu plus de tensions et des problématiques internes. C’était un autre positionnement en termes de management. Je sais que pour certains et certaines, il y a eu là une espèce de clivage.

Maintenant, on est pour moi dans une troisième époque où l’esprit général ressemble un peu plus à ce qu’il était dans ses prémices. Anne-Laure et Maxime forment un duo dynamique et audacieux. Le management direct est attentif et à l’écoute. J’ai toujours ressenti de l’appui et de la disponibilité. C’est mon expérience mais dans mon entourage quotidien, j’ai l’impression que les choses sont assez harmonieuses.

 


Ça fait un bon nombre d’années que
tu es à cette place de conseillère. Est-ce que tu vois des changements dans la manière de faire ton travail, au-delà des aspects informatiques? Est-ce que le contexte a changé?

À un moment donné, on a commencé à entendre de l’extérieur que l’on était «victimes de notre succès». À l’époque, les membres n’avaient pas besoin de prendre des rendez-vous. Ils venaient, on buvait un café. On travaillait beaucoup, mais dans une temporalité qui était toute autre. Mais au bout d’un temps, Smart est devenue énorme et on a été dépassés. On a dû se répartir le travail de manière à ce que l’on puisse répondre à tous les besoins de toutes les personnes. Et donc il y a eu un peu moins de disponibilité immédiate avec les membres pour être en capacité de répondre à tout le monde, tout en tenant le rythme pour que chacun puisse avoir rapidement des réponses. J’ai un peu moins de temps pour les voir, je regarde un peu plus ma montre, un rendez-vous cela dure une heure, même si tout reste flexible. C’est quand même une grosse différence par rapport à l’époque où l’on avait moins d’informatique et plus de face-à-face.

Aujourd’hui, on est beaucoup derrière nos ordinateurs à répondre à des mails. Il y a quand même toujours les sessions d’information et les rendez-vous individuels à la demande des membres. Ce sont principalement eux qui nous sollicitent et cela s’organise de manière plus formelle, sur rendez-vous téléphonique, au bureau ou en visio. Même si l’on propose un accueil sans rendez-vous au HelpDesk et pas mal de dispositifs pour que les membres puissent passer et venir travailler quand ils et elles le souhaitent. Les manières de faire sont plus cadrées: les membres doivent suivre certains canaux, ils passent par une session d’information, ils sont guidés alors qu’avant, ils venaient et cela se faisait en discutant. Là, ils doivent suivre des chemins balisés.

Et nous les conseillers et les conseillères, de la même manière, on suit certains canaux. On utilise des outils informatiques pour poser des questions en interne. Par exemple, en ce moment, je dois faire l’étude d’un projet assez ambitieux avec des ateliers partagés entre plusieurs membres et je dois rentrer ma première demande via un outil JIRA1. Heureusement, cela débouche sur un rendez-vous parce qu’il y a plusieurs personnes qui doivent discuter. L’idée est de capitaliser l’information et de faire en sorte que tout le monde puisse à un moment bénéficier de cette situation-là pour pouvoir en traiter une similaire. Mais avant, cela se faisait en discutant entre collègues et avec les membres. On apprenait différemment et les informations étaient partagées le midi en mangeant ou à la pause-café. Le plus gros changement, c’est qu’il y a une organisation et les choses sont un peu moins spontanées mais cela n’est pas grave.

Certains membres reconnaissent moins le rôle de Smart dans leur travail. Moi, je me suis toujours vue comme étant une partenaire, une alliée. Je me vois comme faisant partie de leur équipe, j’interviens sur une partie, peut-être un peu dans l’ombre, mais ultra-importante de leur travail. Du fait que les choses s’organisent beaucoup et que l’on doive répondre à des administrations, on doit aussi être dans une réglementation plus stricte. Autre gros changement: pour pouvoir rendre service à un grand nombre, on est obligés d’avoir des règles communes adaptées à plein de secteurs et de métiers différents.

Les membres ne compren­nent pas toujours que quand on ne répond pas positivement à une situation qui leur est propre, c’est parce que de manière générale, cela peut avoir des conséquences pour l’ensemble de la communauté des travailleurs et des travailleuses. C’est quelque chose qui est un peu plus difficile à faire passer, aussi parce que l’on a moins ces discussions informelles. Les membres viennent pour un besoin bien précis. Ils voient leur situation et ils voient peut-être moins le rôle global et le rôle social de Smart.

C’est un changement assez conséquent que l’on retrouve aussi au niveau de la vie coopérative.

Les anciens membres sont aussi passés par la bascule entre l’asbl, la fondation et la coopérative. Ce serait intéressant de faire des interviews de membres d’il y a 25 ans et de membres qui arrivent maintenant. Ils n’ont pas du tout le même rapport à Smart. Avant, on était une petite asbl qui, pour certains aspects, «bricolait». On était simplement dans le développement et l’expérimentation. Beaucoup de choses étaient faites à la main. Les C4 par exemple, on les signait à la main. Pour répondre à cette énorme demande, on a dû informatiser pas mal
de processus.

Les membres n’ont pas toujours suivi l’évolution de la structure ou ne l’ont pas toujours comprise. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Nous, en tant que conseillers et conseillères, nous sommes dans la transmission mais les membres sont tournés vers leur situation personnelle. Certains ont perdu l’enjeu de Smart. Nous, au quotidien, on essaie d’activer cette dimension-là: comment vous, membres, vous pouvez nous aider, vous impliquer, mais c’est compliqué parce que dans la quantité d’informations que l’on donne, cet aspect-là, est difficile à activer parce que ce n’est pas leur premier besoin. Au départ, les membres ont besoin d’une structure économique et administrative. Ils n’ont pas forcément besoin de s’impliquer dans cette structure. Je me souviens qu’à l’époque des premières AG, il y avait parfois plus de permanents que de membres. Mais quand les membres se sentaient concernés par un aspect plus saillant que d’autres ou dans les gros moments stratégiques pour Smart, ils étaient là.

Le premier public de Smart, c’était les artistes, qui souvent cumulent avec des prestations non artistiques pour subvenir à leurs besoins. Les outils Smart répondaient aussi à ce besoin-là de déclarer du travail non artistique en tant qu’artiste: la danseuse qui est prof de sport ou le musicien qui donne des cours à des enfants le mercredi. Petit à petit, à cause de ce rôle politique très fort qu’a eu Smart pour défendre le secteur artistique, on a été considéré comme un syndicat. C’était quelque chose de très marquant pour les membres. Ils savaient que s’ils avaient un problème, c’était chez Smart qu’il fallait venir pour être défendus. Ils savaient que l’on se positionnerait à leurs côtés pour mener tel ou tel combat. On était le premier référent en cas de pépin sur ces aspects-là. Et puis, quand il y a eu l’idée d’ouvrir à de nouveaux métiers, au-delà de ce premier public, s’est posé la question de savoir si les outils que l’on avait créés pour répondre aux besoins économiques du secteur artistique, étaient pertinents pour un autre public. Cela a été la grosse question du changement de notre poids politique et du lobbying que l’on faisait à l’époque. Il y a donc eu une assemblée générale où l’on a voté pour savoir si l’on étendait nos outils au secteur non artistique ou si l’on restait mobilisés à 100 % sur le secteur artistique. J’ai le souvenir d’une AG où le secteur non artistique n’était pas assez représenté au niveau des votants alors qu’il s’agissait de prises de décisions essentielles. Quand je donne des sessions d’information, j’ai toujours à cœur de dire aux membres: «Comprenez vraiment à quoi sert Smart. Ne venez pas juste pour faire une facture ou bénéficier du remboursement de la TVA sur des achats. Comprenez l’enjeu politique de la structure. Veillez à ce que vous soyez représenté au conseil d’administration. C’est votre boîte, prenez votre part.» Maintenant, c’est un effort de tenir ce discours-là alors qu’avant, il allait de soi. Dans tout ce que l’on transmet comme informations aux futurs membres, ce n’est généralement pas la première chose qui les intéresse.

 


Comment tu qualifies cet effort?

Ce sont des aspects qui passent après. On va d’abord leur expliquer ce qu’est la coopérative, leur faire comprendre les motivations et nos objectifs. Mais ils arrivent avec leurs besoins individuels de facturation ou ils ont un projet et ils veulent savoir comment le déclarer, ou ils sont venus parce que leur client leur a dit: «Faut aller chez Smart pour faire une facture.» Parfois ils arrivent même par hasard. Cela m’est arrivé d’être à l’accueil et d’avoir vu des personnes qui m’ont dit: «J’habite dans le quartier, j’ai vu qu’il y avait quelque chose. Qu’est-ce qui se passe ici?» Le challenge, c’est de réussir à ce qu’ils comprennent que l’on travaille ensemble, en partenariat avec eux et que l’on n’est pas une administration classique, que l’on n’est pas là pour leur mettre des bâtons dans les roues. Si on leur dit qu’il y a des règles, c’est pour leur permettre de pérenniser le projet et de se protéger les uns les autres. Mais ils sont dans des métiers où ils ont une individualité forte. Dans les secteurs artistiques, comme dans la plupart des autres secteurs, ils sont quand même relativement en concurrence les uns avec les autres, donc forcément, ils n’ont pas toujours cette dimension collective du projet. Il y en a qui pensent que Smart, c’est un pouvoir public et qu’ils n’ont pas le choix que de s’inscrire ni d’autres alternatives.
Je travaille en m’adaptant aux personnes que j’ai en face de moi. Je présente ce qu’est Smart, et je leur dis toujours: «Soyez curieux. Je vous montre où trouver les informations. Allez chercher ce qui vous est utile et prenez la main.» Je sens avec quels membres je peux aborder les sujets plus globaux, avec quels membres Smart va plus être considérée dans un rôle de secrétariat social, et moi juste quelqu’un qui valide des documents. Il y a des membres qui vont questionner les aspects politiques et stratégiques de la structure, témoigner de leurs problématiques personnelles dans leur travail. Malgré tout, cela reste toujours super intéressant. Mais je m’égare!

 


Tu décris bien l’évolution, le succès, le nombre, la masse, qui a évolué de manière assez considérable au fur et à mesure des années. Ce serait quoi pour toi les grandes idées, les ingrédients de cette réussite, les innovations?

Ce qui a porté Smart, ce qui a fait que cela a bien marché, c’est la rencontre entre Julek et Pierre. Je ne connais pas leur histoire personnelle, je ne sais même pas comment ils se sont rencontrés, mais ils ont été en synergie et ils ont répondu à un besoin énorme. Je les ai toujours vus comme des personnes ultra inspirantes. Ils avaient en tête la vision de ce vers quoi ils voulaient aller et apportaient leurs compétences complémentaires: le profil ingénieur de l’un et le profil artistique de l’autre. Tout part d’eux et ils ont réussi à fédérer autour d’eux une petite communauté de personnes qui se sont saisies de valeurs, qui ont compris le sens du projet et qui l’ont porté en y mettant énormément d’eux. C’est cela qui était assez dingue, on n’avait pas la sensation de venir travailler. Ce que l’on faisait avait tellement de sens! C’était galvanisant de se dire que l’on était un partenaire incontournable, la clé qui permettait de résoudre des problèmes auxquels les artistes étaient confrontés ou qui les dépassaient complètement. Je pense que c’est la pierre fondatrice de la structure. La vision, c’était de permettre aux travailleur·euses d’accéder aux droits sociaux auxquels ils avaient droit, de les sécuriser, de les professionnaliser et de les autonomiser avec un principe fort de mutualisation. Souvent l’artiste dit: «Moi je fais juste de l’art. Tout ce qui est administratif, je ne m’y intéresse pas». On ne juge pas cela, on dit: «C’est bien normal que tu ne sois pas forcément au courant de tout. On va faire en sorte que tu travailles de la meilleure manière possible en étant protégé dans ton travail, que l’on soit partenaires et de ton côté, tu dois faire ta part et comprendre.» En même temps, on ne les infantilise pas, on les guide. Je crois qu’en interne, au niveau des employés permanents comme on les appelle, ces valeurs-là se sont transmises assez facilement. On a toujours gardé une proximité. Maintenant en interne, on travaille un peu plus avec une organisation en autonomie. Il y a du télétravail, donc au niveau de l’organisation, certaines choses changent. Mais il y a une solidarité entre collègues qui est très forte au quotidien. Notre objectif, c’est vraiment de répondre à des besoins, assez inédits parfois, des membres.


Est-ce que tu as connu ce panneau?
(ndlr: voir photo dans l’interview de Julek Jurowicz, les logos identifiant l’entrée)

Oui, il était là quand je suis arrivée. À l’époque, c’était cela, SMArt avec un grand «A» pour «Artistes». C’est chouette qu’il soit là. C’est Julek qui l’a apporté?

Oui, pour lui c’était un objet significatif.

Il n’y a pas si longtemps, il était encore accroché sur l’ancienne porte d’entrée au coin de la rue, je crois que c’est Fred qui a pensé à l’enlever pour le redonner à Julek. Cela représente extrêmement bien notre travail, c’est un beau symbole. C’est chouette que l’on ait gardé le même nom, même si on se l’approprie d’une autre manière maintenant, le «A» est devenu un petit a. Mais c’est toujours aussi emblématique.

 


Est-ce qu’il y a des anecdotes que tu as envie de partager?

Oui, j’aime bien raconter la fois où on a eu notre premier t-shirt Smart. On était tous très contents. C’était l’époque où l’on n’était pas nombreux. Le t-shirt Smart était blanc avec Smart écrit en rouge. À ce moment-là, j’avais l’idée d’accompagner un groupe de musique. Geoffroy2, le comptable, nous a recommandé d’aller voir un groupe et on est tous allés au Music Village avec nos t-shirts SMArt. C’était une énorme fierté. C’est ce soir-là que j’ai rencontré le groupe avec lequel j’ai travaillé pendant quelques années. Cela aussi, c’est assez fort. Dans cette vie de hasard qui m’a amenée chez Smart, j’ai trouvé toutes les choses dont j’avais besoin et qui sont arrivées au bon moment. Là, j’étais face à un groupe que nous sommes allés voir plusieurs fois en concert et qui s’est retrouvé en difficulté. Geoffroy, qui les aidait à la comptabilité à ce moment-là, m’a dit: «Mettez-vous en relation pour voir si vous pourriez travailler ensemble.» Je me souviens d’être arrivée au rendez-vous en leur disant: «Je ne suis pas manager, mais j’ai pas mal d’infos sur certains aspects de votre travail qui pourraient vous intéresser et j’ai des contacts. Est-ce que l’on peut s’apprendre les uns les autres? Est-ce que l’on peut collaborer ensemble?» Cela aussi, cela a été une très chouette époque où j’ai appris beaucoup. Je me souviens aussi de fêtes de fin d’année mémorables, où vraiment on faisait la fête. Parce que ça bossait fort, mais on savait aussi bien s’amuser. On est tous partis quelques jours à Nice en bus. Je ne sais plus quand. Une espèce de team building qui n’en était pas un. Cela n’avait pas de nom, c’était juste faire la fête ensemble parce que l’on aimait bien travailler ensemble. On a passé du bon temps pour célébrer ce que l’on faisait. À cette époque-là, il y avait une fierté, même si je n’aime pas ce mot parce qu’il est super connoté. Une fierté bien placée. Quel­que chose de super épanouissant. De la reconnaissance de partout. Cela a été très formateur d’avoir vécu ces moments-là. Je suis tellement contente d’être arrivée dans une structure qui n’existait que depuis cinq ans. Je me suis accrochée au wagon et je suis toujours dans le train.

On faisait aussi pas mal de sorties culturelles. On rencontrait beaucoup de membres sur le terrain, dans leurs univers. On recevait des invitations à des spectacles. C’est beaucoup moins le cas maintenant.

Je me souviens aussi du gros procès contre l’Onem en 2014. Smart a mené une action militante de poids. On a défendu au moins 200 dossiers d’artistes, avec des blocages de versements d’allocations. Des choses assez dures. Des membres nous contactaient en pleurs, dans des situations financières très compliquées. On a fait bloc tous ensemble pour les aider et les défendre. J’ai cette image où l’on était plusieurs collègues à aller au verdict au tribunal. Ce moment de militantisme fait partie des moments forts que je retiens de mon parcours.
On nous a parlé aussi du développement de Smart en France et dans différents pays en Europe et d’une équipe mutualisée.

 


Quel est ton regard sur ce développement-là?

Le fait de se développer au niveau européen, cela allait de soi parce que les artistes sont mobiles. On travaillait avec des collectifs où il y avait des artistes de différents pays. Cela partait donc d’un besoin concret et réel. J’ai trouvé cela vraiment intelligent de se développer à l’international, du moins au niveau européen. Ce qui était chouette, c’est que l’on avait des séminaires où l’on était avec des collègues français et où l’on rencontrait aussi les collègues des autres pays. On avait de vrais moments de partage. Même si les territoires et les pratiques étaient très différents, on se rejoignait sur les problématiques de nos membres ou en interne sur l’organisation. C’était bien de savoir que l’on avait tous les mêmes façons de faire malgré tout.

 


Est-ce qu’il y a un moment particulier dans l’histoire de Smart qui t’a marquée? Si tu devais nous rappeler un de tes meilleurs souvenirs, qu’est-ce que tu aurais envie de partager?

Il y a eu une équipe de chercheurs composée de sociologues, de juristes et de politologues qui sont venus faire une étude sur les aspects sociologiques et juridiques de Smart pendant plusieurs années. C’était très enrichissant. Il y avait un comité de pilotage constitué de permanents et de membres. On avait des réunions plusieurs fois par an avec eux et puis de là, cela a entre autres débouché sur l’élaboration d’un référentiel de compétences du métier de conseiller. Du travail quand même assez épais. Moi, je me demandais pourquoi on me demandait de venir à ces réunions-là. Qu’est-ce que j’allais apporter? Cela a été satisfaisant pour moi de me rendre compte que je représentais le lien premier. Parce que j’ai l’impression qu’il y a eu un moment où l’on a beaucoup intellectualisé Smart.
Je crois que ce que j’aime le plus faire et ce qui me rend le plus satisfaite, c’est quand je vois que les personnes comprennent ce que l’on fait. Généralement, cela se passe pendant les sessions d’information, quand on me dit à la fin: «Mais c’est super, cela va vraiment m’aider.» Et puis, ce sont tous les moments informels, voir des collègues qui sont là aussi depuis longtemps, avec qui j’ai un lien fort, que je vais rencontrer le matin, avec qui je vais boire un café au soleil. On a les mêmes journées, on se soutient les uns les autres dans les moments où c’est plus dur, où l’on a beaucoup de boulot, des choses un peu compliquées à gérer. Ce qui fait la richesse, c’est les gens. Smart, c’est les gens. Il y en a certains, il ne faudrait pas qu’ils partent. Étant là depuis longtemps, j’ai vu plein de gens partir. Cela a parfois été douloureux. Mais je me réjouis toujours des nouvelles personnes qui arrivent. Cela me rend curieuse. Je me dis: «Qu’est-ce que l’on va avoir là? Qu’est-ce qui va se passer?» Cela change tout le temps. Mais il y a vraiment des piliers. Moi, j’ai besoin d’être inspirée et il y a des personnes de référence qui sont vraiment inspirantes au quotidien. Tout le monde a sa petite force, sa petite chose. Je regrette un peu de ne pas connaître tout le monde. Par exemple, je dois bientôt accueillir une nouvelle collègue et je redoute de devoir faire le tour des bureaux parce que je ne connais plus tout le monde de la même manière.

Quand Julek et Pierre sont partis, étonnamment, je ne l’ai pas mal vécu. C’était quand même un gros truc. Certains sont un peu réfractaires aux changements, que ce soit de direction, d’organisation. Moi j’ai toujours vu cela plutôt comme de l’évolution. Même le départ de personnes super importantes, c’est dans la continuité des choses. J’ai toujours eu à cœur de garder la compréhension de ma place et de mon rôle dans tous ces changements organisationnels: pouvoir me dire que je comprends ce que je fais, que je sais pourquoi je le fais et que je pense le faire bien.

Et puis on n’en a pas parlé, mais il y a eu la phase Covid. C’était quand même bizarre. On est passé de ‘on est là tous les jours’, ‘on passe plus de temps au travail qu’à la maison’, à ‘on se retrouve chacun chez nous, isolé’. Je l’ai aussi bien vécu. Cela n’a pas été trop compliqué pour moi. Le plus difficile, c’est que l’on avait des collègues qui n’étaient pas forcément en forme à l’époque. Et comme on ne faisait que des visios, on percevait moins les choses. Certains collègues sont partis, sans que l’on ne l’ait vu venir.

Et puis j’adore cet endroit aussi. On vous l’a peut-être raconté mais la cour avant, c’était un parking. Cela ne nous gênait pas. On mangeait entre les bagnoles, c’était rigolo: on ne s’en rendait même pas compte. Mais c’est devenu bien plus beau! Je suis curieuse de la suite. Qu’est-ce qu’il va se passer dans les 25 prochaines années?

 

 


 

 

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1. JIRA, outil d’organisation des demandes internes à une entreprise, formulaire dynamique qui les oriente vers les directions appropriées et permet d’évaluer sur le long terme leurs natures et leurs proportions.

2. Geoffroy Delhez fut longtemps comptable dans l’équipe de Smart et pour plusieurs lieux culturels importants. Il a collaboré avec le théâtre des Tanneurs, le 140, les Brigittines, et fait aujourd’hui partie de l’équipe permanente d’administration du Concours Reine Elisabeth.