Sandrino Graceffa

Initiateur et PDG de Smart en France de 2007 à 2019.
Administrateur délégué de Smart en Belgique de 2014 à 2019.

 

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Est-ce que tu te souviens de la première fois que tu as entendu parler de Smart ou que tu as rencontré quelqu’un de Smart? Quand est-ce que c’était et qu’est-ce que tu t’es dit par rapport à cette organisation?

Il y a évidemment beaucoup de choses qui disparaissent au fil du temps. Mais, ça, c’est assez clair parce que c’est une rencontre avec des personnes. C’est donc plus facile que de dire “j’ai lu quelque chose dans un article…” J’ai rencontré directement un petit groupe de personnes qui animait le projet Smart à cette période-là. Le souvenir est très précis: janvier 2006, à Nantes, à l’occasion des BIS, les Biennales internationales du spectacle, une rencontre, qui comme son nom l’indique, a lieu tous les deux ans et qui regroupe en France des professionnels du monde du spectacle et beaucoup de prestataires de services qui gravitent autour des métiers du spectacle. Ça devait être la deuxième édition de cette biennale. Au début des BIS, il n’y avait pas beaucoup d’étrangers, mais dans le titre, il y a l’adjectif «international». C’est pour cette raison que les dirigeants de Smart de l’époque avaient pensé que ça pouvait être intéressant d’y participer. Ils tenaient donc un stand qui présentait Smart. Mais ce n’est pas sur le stand que je les ai rencontrés. Dans ces grands salons, il y a toujours des rencontres, des grandes assemblées. Je ne sais plus exactement qui venait parler ce jour-là parce que depuis, on en a eu quelques-uns des ministres de la Culture. Mais l’idée générale, c’était qu’un ministre de la Culture vienne se faire chahuter par des délégations syndicales d’intermittents! C’était d’une grande banalité et on était quelques-uns à sortir fumer une clope dans ces moments-là. Parmi les gens qui sortaient fumer une clope, il y avait Julek Jurowicz, Pierre Burnotte et Yves Martin1. Je me souviens surtout de ces trois personnes qui étaient là pour rencontrer des gens et pour présenter Smart. À ce moment-là, ils avaient en tête non pas d’internationaliser Smart mais d’implanter Smart en France. C’est pour ça qu’ils cherchaient à prendre contact avec des acteurs du monde du spectacle. Ils recherchaient ce qu’ils appelaient «l’effet Jacques Brel». «L’effet Jacques Brel» c’est l’idée, un peu caricaturale, qu’on est vraiment connu en Belgique quand on est reconnu en France. Ils disaient: «Jacques Brel a été vraiment populaire en Belgique le jour où il a fait l’Olympia.» Smart avait déjà sept ou huit ans d’existence, mais on était encore au début de la période de développement important de la structure. Entre 1998 et 2001, c’était les balbutiements, avec un système très artisanal. C’est à partir de la création du système SAM2 et des activités, en 2001-2002 qu’il y a eu un essor important, avec environ 25 personnes qui travaillaient chez Smart en Belgique, qui se disaient que ça pourrait être intéressant d’avoir une implantation française, non dans une perspective de développement international, mais pour répondre très concrètement à un besoin: à l’époque, Smart était centrée avant tout sur des activités du secteur artistique et pour beaucoup de ces artistes, la professionnalisation nécessitait de dépasser le marché belge. Ce qui voulait souvent dire aller se produire en France. Par ailleurs les difficultés à développer un projet dans le domaine des arts de la scène étaient renforcées par les difficultés d’ordre administratif. Il y avait beaucoup de freins dus au fait que l’on n’applique pas les mêmes systèmes d’un pays à l’autre. En particulier pour les collectifs de production qui regroupent des personnes de chaque côté de la frontière. C’est vraiment pour répondre concrètement à ces problématiques-là que les premiers animateurs de Smart cherchaient des contacts en France.

 

Il y avait beaucoup de freins dus au fait que l’on n’applique pas les mêmes systèmes d’un pays à l’autre. En particulier pour les collectifs de production qui regroupent des personnes de chaque côté de la frontière.

 

En ce qui me concerne, je représentais, avec d’autres, deux petites associations basées dans le nord de la France, Art Scène Bulletin et Les Oiseaux de Nuit, qui avaient pour vocation d’accompagner et de proposer une aide administrative au secteur des arts de la scène et des arts du spectacle. Nos associations existaient depuis plus de vingt ans et elles s’essoufflaient à ne pas trouver de vrai modèle économique. Nous allions au BIS en nous disant que peut-être nous rencontrerions des personnes qui auraient des idées ou des bonnes pratiques pour pérenniser ce qu’on appelle maintenant un bureau de production. Voilà pour le contexte de la rencontre.

Tout de suite, il y a eu l’impression partagée qu’on parlait le même langage, qu’on avait beaucoup de préoccupations communes. Et que malgré les différences, qui sont plus importantes qu’on ne le croit quand on vient pour la première fois de Paris à Bruxelles, il y avait beaucoup de choses en commun dans nos histoires et dans notre objectif de chercher des solutions de mutualisation de services pour aider des personnes à vivre de leur art. Ce qui moi m’a beaucoup séduit, c’est cette dimension d’ancrage dans le secteur. Pierre et Julek ne tombaient pas du ciel. Ils avaient eu l’occasion de ressentir le besoin de service qu’ils étaient en train de mettre en œuvre pour d’autres. Et puis il y avait aussi une dimension que j’appelle un peu communautaire, que je trouvais vraiment intéressante.

 

Ce qui moi m’a beaucoup séduit, c’est cette dimension d’ancrage dans le secteur. Pierre et Julek ne tombaient pas du ciel. Ils avaient eu l’occasion de ressentir le besoin de service qu’ils étaient en train de mettre en œuvre pour d’autres.

 


Pour toi, c’est le début d’une histoire qui a duré un certain temps: le développement de Smart en France. Quelles ont été les bonnes idées qui t’ont convaincu de te lancer dans ce partenariat?

L’idée des animateurs de Smart en Belgique, c’était de profiter des contacts pris au BIS, mais aussi des contacts liés au réseau européen IETM, pour aller rencontrer des personnes qui œuvraient dans le champ de l’accompagnement du secteur culturel en France. Au cours de l’année 2006, ils ont réalisé un tour de France pour aller discuter avec ces différents acteurs. Certains que nous connaissions, nous, le petit groupe que nous représentions dans le nord de la France autour d’Art Scène Bulletin et des Oiseaux de Nuit. Assez vite, une certaine complicité est née autour de l’idée de développer quelque chose en France. Assez régulièrement, Pierre et Julek venaient nous raconter leurs rencontres. Ils nous ont mis en contact avec des gens que nous ne connaissions pas encore à Paris, à Lyon, à Montpellier, à Bordeaux… Et puis, ça s’est cristallisé autour d’un premier groupe de réflexion autour de la question: «Si on voulait adapter le modèle de Smart en France, comment faudrait-il faire?» Y ont participé quelques personnes représentant Smart Belgique, y compris au niveau technique, c’est-à-dire pas simplement des personnes qui avaient une vision politique ou stratégique, mais aussi tout de suite, des représentants de terrain, qui étaient concrètement impliqués auprès des porteurs de projets en Belgique et qui rencontraient des difficultés avec les activités transnationales.
Dans un premier temps, pendant un an, ça a été extrêmement laborieux et on a travaillé surtout sur des questions très techniques. Qu’est-ce qu’un contrat de travail? Comment ça s’implémente? Comment on fait une déclaration unique d’embauche (DUE)? Quels sont les protocoles électroniques en France pour faire des DUE? Pourquoi les virements SEPA interbancaires n’étaient pas encore opérationnels? Parallèlement à ça, nous faisions des consultations sur des aspects plus juridiques. Ce que j’ai trouvé passionnant dans cette phase-là, c’était de me rendre compte des représentations très différentes que nous avions de certaines choses: le contrat de travail, le contrat d’engagement… Il y avait des traditions administratives, sociales, économiques et juridiques à la fois ressemblantes, mais avec des nuances de taille et il fallait bien se comprendre. Le fait de décentrer un peu le regard, ça nous a fait prendre conscience de la réalité française et mieux comprendre dans quelle réalité nous étions nous-mêmes plongés. C’était intéressant.

Au quotidien, tout ça, c’était très laborieux, ça travaillait, ça réfléchissait. Ça créait aussi un groupe de personnes qui, petit à petit, ont réussi à s’extraire de leurs préoccupations quotidiennes liées à leur propre engagement, dans leur propre structure, leur propre association, pour essayer d’imaginer un projet qui allait au-delà de leur intérêt direct.

 


À quelles dates tu situes cette première phase?

C’est toute la phase qui a précédé la création de la structure juridique de Smart en France, qui a dans un premier temps été une union d’économie sociale (UES). Quelques semaines après cette rencontre au BIS, en janvier 2006, j’étais accueilli par l’équipe de Smart à Bruxelles. Plus précisément par Yves Martin qui est venu me chercher à la gare du Midi avec son Opel rouge. Je m’en souviens très bien. Je me suis rendu compte quelques semaines plus tard que les bureaux étaient à 100 m de la gare! Mais ça, c’est une autre histoire. On parle d’un temps où on se garait facilement à Bruxelles! On s’est donc mis assez vite au travail. Cette phase a duré de début 2006 jusqu’à la fin 2007. De mémoire, la structure juridique de Smart France a été créée en décembre 2007. Ensuite, il a fallu encore un an et demi avant que les premiers contrats sortent. En effet, une fois la structure juridique créée, il a fallu mettre au point le système informatique dédié à la France, qui était un système à part. Ça a donc pris encore un peu de temps. Il faut aussi savoir que dans notre groupe, on était tous occupés par ailleurs et que personne à cette époque n’était employé à 100 % pour s’occuper de ce projet.

 

Au quotidien, tout ça, c’était très laborieux, ça travaillait, ça réfléchissait. Ça créait aussi un groupe de personnes qui, petit à petit, ont réussi à s’extraire de leurs préoccupations quotidiennes liées à leur propre engagement, dans leur propre structure, leur propre association, pour essayer d’imaginer un projet qui allait au-delà de leur intérêt direct.

 


Là, on parle de la création de Smart France. Est-ce que tu pourrais décrire les grandes phases de l’histoire de Smart en général? Quelles sont pour toi les grandes périodes et qu’est-ce qui fait bascule entre ces périodes?

Pour moi, c’est l’engagement de Smart dans un projet d’internationalisation au sens large du terme, qui a pris la forme de quelque chose de plus européen, mais qui n’a pas du tout été pensé comme ça. Au départ, on était plutôt sur une idée d’internationalisation sans penser État-nation, sans penser Europe, sans vision très institutionnelle de ce que ça signifiait. On se basait sur le réel: on a des membres, ils se déplacent partout dans le monde pour développer leurs activités. Tout ça, ça a créé une forme de réseau qui s’étend. Dans ce mouvement-là, des contacts se font et ce que je remarque, c’est que l’évolution du projet de Smart en Belgique est influencée à tous les étages, dans tous les détails, par tout ce travail de rencontre avec des personnes qui développent des activités d’accompagnement du secteur. Il y a des crispations autour de cette question, mais c’est quand même dans ces moments de rencontres là que naît l’idée que ça pourrait être intéressant d’élargir le dispositif, s’il faut l’appeler comme ça, à des personnes qui exercent des activités dans d’autres secteurs que le secteur culturel et artistique. Au moment de la création de GrandsEnsemble en France, on s’est aperçus qu’il y avait des problématiques communes, des besoins qui sont exactement les mêmes pour des porteurs de projets qui sont dans le secteur culturel et des porteurs de projets qui sont dans des secteurs proches ou pas, mais qui ont en commun, soit d’avoir un travail discontinu, soit de travailler pour une multitude de donneurs d’ordre, soit d’avoir des offres de services très différenciées. Enfin, on s’est aperçus petit à petit que la façon dont se développe la professionnalisation d’activités dans le secteur artistique est très proche de celle qui correspond à un cercle beaucoup plus large, de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui des travailleurs

On a commencé à évoquer ces questions-là avec prudence. Parce qu’à ce moment-là, Smart en Belgique était en train d’acquérir une reconnaissance très liée à son ancrage dans le secteur artistique. Notre invitation d’élargissement a donc été très mal perçue au départ car elle venait nourrir des tensions qui existaient en Belgique liées à un fantasme, on va dire, que ‘Smart favoriserait une forme d’ingénierie sociale’ qui permettrait à des personnes qui exercent des activités en dehors du champ artistique de bénéficier du statut plus avantageux d’artiste, proche de celui de l’intermittence en France. À cause de cette suspicion, l’idée n’était pas simple à promouvoir. Mais on le sait maintenant, l’intérêt de Smart a été d’élargir et de considérer que ce n’est pas le secteur d’activité en tant que tel qui compte mais plutôt la modalité du développement de sa propre activité. C’est plutôt sur le ‘comment’ que sur le ‘quoi’ que Smart apporte quelque chose en termes de mutualisation de services. On s’est aperçus très vite qu’en réalité c’était des débats un peu fumeux. Des débats de chambre dans le sens où quand on allait concrètement discuter avec les gens, il y en avait assez peu qui exerçaient une activité artistique à 100 %. La plupart exercent en même temps une activité de conseil, de communication… Ils ont «besoin» de faire se rencontrer leurs compétences avec les besoins d’un marché plus large que celui du secteur artistique. Mais l’attitude de départ en Belgique était de dire: «il faut rester discret là-dessus». Cette discussion s’est donc transformée en tabou, voire en suspicion, alors que ça n’avait pas lieu d’être. Nous, à l’inverse, on disait: ce n’est pas un problème. C’est tout ça qui était en débat.

Le deuxième temps de questionnement un peu important a été celui autour du mouvement des coopératives d’activités et d’emploi en France, qui ouvrait la possibilité d’un ancrage dans une forme nouvelle de structure coopérative, et une autre façon d’animer un projet collectif dans sa dimension démocratique. Tout ça est venu progressivement apporter des idées nouvelles et décoincer le carcan dans lequel Smart s’était installée. Certaines ont été exploitées et d’autres pas. En tout cas, c’est vraiment un jeu d’influences mutuelles.

 

On s’est aperçus petit à petit que la façon dont se développe la professionnalisation d’activités dans le secteur artistique est très proche de celle qui correspond à un cercle beaucoup plus large, de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui des travailleurs freelances.

 


J’aimerais bien que tu racontes un peu Smart asbl, la fondation et le passage en coopérative.

Comment est née cette question-là? Comment a-t-elle été accueillie? Comment ça s’est déroulé?

Je reprends brièvement l’histoire de Smart: 1998 la création, 2001-2002, l’essor de la numérisation des services et la création du système des Activités. Première période. Deuxième moment clé important, c’est 2007-2008 souvent nommé «le redéploiement». Jusque-là, Smart était une seule entité. Pour résoudre certaines difficultés institutionnelles avec certaines administrations qui reprochaient à Smart de tout mélanger, de tout faire dans le même pot, il a fallu tout séparer. Et ce redéploiement-séparation qui était avant tout une réponse à des injonctions institutionnelles, pour des raisons qui continuent à rester mystérieuses pour moi, s’est accompagné d’un redéploiement de l’organisation en tant que telle et de sa gouvernance. À partir de là, on est entrés dans une période de latence avec une difficulté interne sur le sens global du projet. On avait sept ou huit entités juridiques qui poursuivaient leur destin de manière parallèle. Ensemble, mais quand même, chacune avec son système de direction et son conseil d’administration. Alors que, quand on regardait les choses à partir du terrain, on s’apercevait que les personnes qui venaient «à la Smart», comme on dit, venaient parce qu’elles avaient des problèmes et cherchaient des solutions. Cette dispersion des entités juridiques n’avait pas forcément de sens pour les membres, comme on les appelait encore à cette période-là. Ça a été une deuxième période un peu compliquée. C’est aussi la période où Smart était un peu tétanisée par les premières exigences de mise aux normes et de contrôle. D’autant qu’à cette période-là, on n’avait pas l’amplitude qu’a Smart aujourd’hui, qui lui permet de défendre un modèle. On essayait donc de faire «comme le monsieur ou comme la dame a dit»: on prenait un peu à la lettre un certain nombre d’injonctions institutionnelles sans forcément toujours bien requestionner le sens qu’elles avaient pour l’identité du projet. C’est à ce moment-là qu’a lieu la séparation avec le Palais de l’Intérim et avec un certain nombre d’activités. C’est à ce moment-là aussi qu’on s’essaie chez Smart à la gestion d’activités périphériques qui vont pour la plupart ne pas fonctionner parce qu’on a du mal à comprendre que ce n’est pas notre métier. On avait, par exemple, racheté une société de location de costumes pour le théâtre et le cinéma et on s’est retrouvés à gérer une énorme collection de costumes. Pour finir par s’apercevoir: «Ah oui, c’est un métier!» On s’est lancés dans la location de véhicules. Plein de choses comme ça.

C’est aussi à cette période-là qu’on a rencontré une première crise de gouvernance, avec des tensions importantes au sein de l’asbl Smart. Je me souviens d’avoir assisté à une assemblée générale, je ne sais plus si c’est celle de 2008 ou de 2009. C’était très très tendu parce qu’on ne savait plus trop quel était le projet et ce qu’il fallait défendre. Mais dans l’expression de la partie dissidente du groupe, il y avait de mon point de vue, toutes les prémisses de ce que deviendra Smart plus tard: une demande de plus de transparence dans le système de prise de décision, de la possibilité d’organiser une gouvernance partagée, de plus de clarté dans la position qu’occupe le membre qui ne doit pas être celle d’un client. Pratiquement tous les principes qui nous ont servi quelques années plus tard pour construire le projet coopératif ont été exprimés à ce moment-là. Mais ces revendications n’ont pas été bien reçues. Parce que le projet n’était pas prêt à ça, pour des tas de raisons. Quand, quelques années plus tard, on est revenus en reprenant un certain nombre des expressions de cette première crise, on a ressenti tout de suite une espèce d’adhésion, y compris de personnes qui avaient pris leurs distances avec Smart. On s’est dit que peut-être, on était en train de boucler une boucle.

 

Pour moi, c’est ça qui a été le plus intéressant. Non le fait en soi de passer en coopérative. Mais toutes les idées que ça a permis de mettre en commun. Pendant tout un temps, on s’est autorisés à imaginer ce qu’on voulait faire de Smart, comment on voulait organiser cette structure, comment chacun pouvait y trouver sa place. Je vois le passage en coopérative plus comme un moyen de redéfinir un projet global que comme une fin en soi.

 

Ce qu’il faut aussi avoir en tête, c’est que l’image du monde coopératif en Belgique, en Italie, en France est extrêmement différente. En Belgique, c’est en train d’évoluer, grâce à Smart et avec la réforme des sociétés en Belgique, mais en 2008, les formes coopératives concernaient surtout des pizzerias, des trucs comme ça. C’était une forme de société banale et massivement utilisée par des gens qui créent une entreprise ensemble et ont besoin de mettre des capitaux en commun. Rien à voir avec l’image de transformation sociale que ça évoque quand on parle de société coopérative en France. On a retrouvé ce même problème dans d’autres pays, notamment en Italie, où le système coopératif n’est, encore aujourd’hui, pas super bien vu parce que pour beaucoup de gens, il a été galvaudé. Quand on parle des coopératives en Italie, tout de suite, on vous évoque telle ou telle coopérative à Naples, qui a embauché des migrants pour gagner des appels d’offres puis faire autre chose. La Belgique, au début des années 2000, n’a pas connu ce renouveau des formes coopératives qu’il y a eu en France, avec l’émergence des coopératives d’activités et d’emploi et des sociétés coopératives d’intérêt collectif. Mais quand nos collègues belges découvrent ce qu’on fait en France, ils s’y retrouvent complètement. Petit à petit, derrière la transformation de Smart Belgique en coopérative, on voit la possibilité de résoudre les problèmes que j’ai évoqués plus haut, à savoir ceux liés au redéploiement de Smart en une multitude d’entités et à la nécessité de redéfinir un projet commun. Pour moi, c’est ça qui a été le plus intéressant. Non le fait en soi de passer en coopérative. Mais toutes les idées que ça a permis de mettre en commun. Pendant tout un temps, on s’est autorisés à imaginer ce qu’on voulait faire de Smart, comment on voulait organiser cette structure, comment chacun pouvait y trouver sa place. Je vois le passage en coopérative plus comme un moyen de redéfinir un projet global que comme une fin en soi.

 


Si on revient sur ton parcours,
tu es arrivé à la direction en Belgique avant ce passage en coopérative.
Qu’est-ce qui fait que tu es passé de la France à la Belgique?

Je me suis retrouvé dans presque toutes les fonctions que j’ai occupées que ce soit chez GrandsEnsemble, Smart ou ailleurs du fait de ma capacité à mettre des mots sur des projets collectifs. Souvent, j’entends les gens me dire après que j’ai parlé: «Mais c’est super, c’est exactement ce qu’on veut faire!» À quoi je réponds: «Je viens juste de répéter ce que tu as dit il y a un quart d’heure. Je viens de remettre des mots sur ce que tu as pensé.» Ma première capacité, c’est, je crois, de formuler des idées, des projets et d’emporter l’adhésion d’un groupe autour de ça. Pour cette raison, je me retrouve quelquefois à prendre des responsabilités dans des projets qui me dépassent un peu. C’est comme ça notamment qu’à partir du premier groupe qui s’est constitué pour réfléchir à l’implantation de Smart en France, ça a paru naturel à beaucoup que je devienne le premier responsable de ce projet. Et puis, dans les premières années de développement de Smart en France, on a rencontré pas mal de difficultés et les liens étaient très forts entre l’équipe belge et l’équipe française dans la manière de se confronter à toutes ces difficultés que l’équipe belge avait déjà rencontrées avant, notamment pour persuader les institutions de la force du modèle. Entre 2010 et 2013, on a eu l’impression d’être ensemble dans le même bateau. Depuis la France, j’ai commencé à être régulièrement sollicité par rapport aux difficultés qui s’exprimaient dans le développement du projet en Belgique. De plus en plus souvent, on m’expliquait les problèmes et on me demandait: «Toi, tu en penses quoi?».

 

Au début, on m’a simplement demandé mon avis sur comment aider. […] Et naturellement, le conseil d’administration de Smart en Belgique m’a dit: “Tu ne veux pas prendre la succession des deux administrateurs délégués qui doivent partir?”

 

2013, c’est une année où il y a eu beaucoup de difficultés en Belgique. On a doublé l’ef­fectif du personnel en un an entre 2009 et 2010. On commence à être nombreux. En 2013, on est plus de 100 personnes. C’est allé extrêmement vite. On n’est pas forcément organisés ni préparés. Il y a les problèmes liés au redéploiement qui crée une organisation de plus en plus en silo. Il y a des questionnements par rapport au sens du projet, comme je l’ai expliqué plus haut. Et puis sur tous ces problèmes se greffe celui de la remise en cause du modèle fiscal de Smart, avec un contrôle diligenté par l’Inspection spéciale des impôts. Il n’y avait pas la fraude à la TVA qu’on imagine, mais par contre on s’est aperçus qu’il y avait énormément de choses qui n’allaient pas dans le fonctionnement et notamment, le fait qu’il n’y avait pas de sens global. On ne comprenait pas pourquoi des structures séparées juridiquement se prêtaient mutuellement de l’argent en permanence ; pourquoi le personnel n’était pas mutualisé. On ne comprenait pas non plus comment s’étaient instituées des pratiques d’accompagnement des membres qui étaient basées sur des choses extrêmement sympathiques, mais totalement incompréhensibles pour l’administration fiscale. À un moment, c’est devenu très compliqué. Du coup, il y a eu une crise de confiance interne, une crise de confiance externe, une remise en cause par l’administration. Au même moment, un des deux administrateurs délégués a pris de la distance pour développer son projet personnel. Il était donc moins présent, ce qui a aussi déstabilisé l’équilibre qui avait été celui de Smart au départ, qui reposait sur deux personnes et leurs complémentarités. On est donc arrivé à une période de crise. Au début, on m’a simplement demandé mon avis sur comment aider. Je me suis retrouvé à faire ce que j’ai expliqué plus haut, c’est-à-dire à essayer de mettre du sens dans cette affaire-là. Et naturellement, le conseil d’administration de Smart en Belgique, m’a dit: «Tu ne veux pas prendre la succession des deux administrateurs délégués qui doivent partir?». Ce n’était pas vraiment prévu dans mon projet personnel ou familial, mais pour des tas de raisons, je n’ai pas réussi à faire autrement que d’accepter. Et puis, je me suis pris au jeu de tout ce travail de redéfinition du projet et de réorganisation. En insistant dès le départ sur le fait que, contrairement à ce qui était écrit dans les statuts précédents, je ne pouvais pas être nommé à vie et que ce serait forcément quelque chose qui aurait un début et une fin et que ce début et cette fin iraient entre quatre et huit ans. Au bout de six ans, j’ai décidé qu’il était temps que d’autres prennent la relève.

C’est la version courte.

Je ne peux pas tout dire. Mais ce que je ressens, c’est toute l’ambiguïté qu’il y a à incarner «un management de crise» pour parler comme les vrais chefs d’entreprise. C’est compliqué parce que ça nécessite de créer un mode de relation et d’organisation qui n’est pas fait pour durer mais pour permettre le passage entre deux états. Quand vous incarnez ça, c’est extrêmement difficile d’en sortir. Il y a eu une petite période où il a fallu créer un petit groupe de personnes solidaires et volontaires pour remettre les mains dans le cambouis et sortir les problèmes, dossier par dossier, essayer de les régler. Le défi, c’était surtout de ne pas se laisser absorber par ces problèmes pour promouvoir un nouveau projet et le défendre. En même temps qu’on essayait de résoudre les problèmes, il fallait ne pas rompre la confiance que les membres avaient en Smart et donc il fallait aussi poursuivre le développement du projet. Développement qui a été extrêmement important entre 2014 et 2020 puisqu’on a doublé de volume d’activités en cinq ans. Tout ça, ce n’était pas évident.

Une ligne de crête.

Oui, une ligne de crête entre la gestion des problèmes du passé et la redéfinition d’un projet avec ce que ça implique en termes d’animation de nouveaux collectifs, d’apprentissage mutuel et façons de travailler dans un système autre qu’un système où tout est décidé de manière pyramidale. Expliqué comme ça, ça paraît simple. Dans les faits, les gens venaient constamment me dire: «Qu’est-ce qu’on décide pour tel truc?» J’ai passé des semaines à leur dire: «Je n’en sais rien. Que faut-il décider? Qu’est-ce qui paraît être la bonne solution par rapport aux projets que nous sommes en train de redessiner?» C’est un processus qui prend beaucoup de temps parce que des habitudes avaient été créées. Je ne porte pas de jugement contre mes prédécesseurs. Il y avait simplement un système qui a très bien fonctionné pendant un temps et qui a atteint ses limites. À un moment donné, on ne pouvait plus fonctionner comme ça. Mais passer à un autre système, ce n’était pas simple parce qu’il fallait changer notre culture de prise de décision à tous les niveaux. Ça nécessite d’apprendre un nouveau langage et une nouvelle façon de travailler ensemble.

 

L’idée de binôme démultiplie les espoirs de réunir des qualités, des compétences, des aptitudes, des expériences, des expertises encore plus larges que celles d’une seule personne.

 


Quand Maxime Dechesne et
Anne-Laure Desgris ont pris ta suite, comment s’est passé la transition?

Début 2019, j’ai annoncé au conseil d’administration que je voulais m’arrêter, en indiquant qu’évidemment, je n’allais pas partir comme ça du jour au lendemain, mais que dans l’année, il fallait que l’on ait trouvé et décidé de la relève. Ça s’est passé de manière assez simple. À l’époque, il y avait trois instances de décision puisque Smart Belgique avait fusionné son fonctionnement opérationnel avec Smart France. On avait donc un conseil d’administration de Smart en France, qui regroupait le conseil d’administration de Smart et de GrandsEnsemble. Il y avait la nouvelle coopérative SmartCoop en Belgique qui avait deux ans d’existence. Et puis on avait la forme ancienne qui perdurait puisque, pour des raisons notamment patrimoniales, on n’avait pas pu transférer le patrimoine détenu par la fondation. Il y avait donc trois instances: le conseil d’administration de la Fondation SmartBe, SmartCoop, la nouvelle coopérative Smart Belgique et l’entité commune GrandsEnsemble Smart France. Je me suis mis à la disposition de ces trois instances pour réfléchir avec elles à une façon d’envisager la relève. Assez vite, il y a eu consensus sur le fait qu’il ne fallait pas que chacun parte dans son coin et qu’il fallait conserver ce que j’avais réussi à fédérer, à savoir qu’on avait une même direction, même si dans les faits, elle pouvait s’incarner dans des personnes différentes. On était donc d’accord sur le fait qu’il fallait réfléchir ensemble à cette transition. Un groupe de représentants de chaque entité a été nommé pour faire un portrait-robot de ce qu’on cherchait, avant même de sélectionner des candidats. C’est là qu’est apparue l’idée de revenir au binôme qui correspondait bien à la tradition de Smart à l’origine et qui correspondait aussi à celle de beaucoup de coopératives en France. Un binôme, ça permettait de casser la dynamique que j’avais mise en place dans cette forme de management de crise où j’étais un peu trop pivot de tout. C’était donc intéressant d’introduire cette dimension-là. L’idée de binôme démultiplie les espoirs de réunir des qualités, des compétences, des aptitudes, des expériences, des expertises encore plus larges que celles d’une seule personne.

 

On a retrouvé un niveau de croissance élevé, des résultats très positifs, à plusieurs millions d’euros chaque année, qui se cumulent. Les problèmes avec l’administration fiscale étaient résolus avec un accord très positif pour Smart. On partait de très loin: plus de 100 millions d’euros de redressement fiscal, c’est-à-dire la fin de Smart.

 


À quel moment tu t’es dit que c’était bon, que vous étiez dans une période de stabilisation, que quelque chose s’était recréé?
Tu as eu des indicateurs qui t’ont fait dire que tu pouvais passer la relève?

J’étais assez conscient qu’on est dans une forme d’organisation qui n’aime pas la routine. La nature même du projet invite à se remettre en question en permanence et à se réinventer. Je sais que ce ne sera jamais un long fleuve tranquille. Mais il y avait un certain nombre d’indicateurs qui étaient au vert. Ça faisait trois années qu’on dégageait des résultats financiers conséquents. À partir de 2016, on a retrouvé un niveau de croissance élevé, des résultats très positifs, à plusieurs millions d’euros chaque année, qui se cumulent. Les problèmes avec l’administration fiscale étaient résolus avec un accord très positif pour Smart. On partait de très loin: un redressement qui équivalait à l’époque à un an de chiffre d’affaires. Plus de 100 millions d’euros de redressement fiscal, c’est-à-dire la fin de Smart. Mais on a fini par signer un accord raisonnable. Ce qui a aussi joué en notre faveur, c’est qu’on a appréhendé le redressement de l’ISI, comme si l’administration nous avait fait le cadeau d’un super audit fiscal, que nous n’avions plus qu’à appliquer. Plutôt que de se positionner en victimes, on a regardé concrètement tout ce qu’il y avait d’intéressant à mettre en œuvre dans ce rapport. Et on a commencé à en appliquer beaucoup. C’est pour ça qu’au moment de la signature de l’accord, beaucoup de choses avaient déjà été réglées. C’était quand même une grosse épine qui était retirée. Moi, et les sept ou huit personnes qui avons travaillé sur ce dossier-là, on a eu le sentiment du devoir accompli. Évidemment, il y avait encore plein de choses à régler, mais la structure coopérative était en place. La situation était plus stable et une dynamique positive en termes d’image de Smart s’était installée. Des signaux positifs.

 


J’ai toujours entendu parler d’un état d’esprit Smart. Est-ce qu’il y en a un? Est-ce qu’il y en a plusieurs?

Quel est ton regard sur ce que ce serait l’état d’esprit Smart?

J’adhère assez à l’idée générale, qui ne concerne pas que Smart, que des entités de projet, je ne parle pas d’entreprises mais des entités qui se focalisent sur un projet collectif, se forgent une espèce d’ADN. Identité qui bien sûr évolue dans le temps, autour de choses qui restent. C’est une observation que je fais dans d’autres projets, d’autres organisations. Il y a effectivement quelque chose de cet ordre-là qui colle à Smart. Pour le meilleur et pour le pire, parce que derrière ça, il y a des choses assez positives et d’autres qui le sont moins.
Qualifier ça, c’est plus compliqué. Je n’aime pas trop le mot innovation parce qu’il est un peu trop utilisé mais il y a quand même quelque chose de l’idée de ne pas accepter des situations comme si elles étaient irrémédiables. Un esprit un peu irrévérencieux qui amène à remettre en cause des ordres établis. Une petite dimension libertaire. C’est peut-être un peu exagéré, mais c’est de cet ordre-là. Et puis, il y a quelque chose qui de mon point de vue fait vraiment partie de l’ADN de Smart, c’est que tout ce qui a fonctionné chez Smart est venu toujours de la demande des membres. À chaque fois que la «bureaucratie» de Smart a décidé seule, ça s’est planté. D’une certaine manière aussi, ça devient presque une méthode. Si on regarde concrètement tout ce que Smart a inventé comme solutions concrètes à des problèmes, on s’aperçoit que ce sont toujours les personnes qui ont ressenti et exprimé un besoin qui ont elles-mêmes trouvé des solutions. La force du collectif, c’est de réussir à les mettre en place, pas de les inventer ex nihilo. Pour moi, c’est vraiment quelque chose qui fait partie de l’identité du projet.
Après, il y a peut-être quelque chose d’irrévérencieux dans cette réponse à des besoins collectifs, dans cette capacité à faire émerger ces besoins et à trouver des solutions. Au cœur et à l’origine du projet, il y a aussi cette double culture de l’animation de projet collectif d’un côté et une capacité beaucoup plus technocratique de l’autre à développer des systèmes, à créer des process automatisés, donc bureaucratisés et tout ce qui va avec. Et puis dès le départ, l’idée d’être ouvert au plus grand nombre, ce qui est une différence notoire par rapport à beaucoup d’organisations, y compris coopératives, qui sont plutôt pensées comme des groupes fermés.

 

C’est quelque chose qui m’a toujours marqué chez Smart, le degré d’engagement que ça peut susciter chez ceux qui s’engagent et la difficulté à en sortir pour les personnes qui veulent en sortir. Il y aurait d’ailleurs peut-être à créer chez Smart une cellule de prévention du surplus d’engagement !

 

Peut-être une dernière chose sur l’identité, l’esprit Smart: ce projet a une capacité d’attraction très forte pour les gens qui s’y investissent. Le projet lui-même et ce qu’il est devenu, la façon dont il a évolué. On a l’impression que quand on met un pied dedans, on peut se faire complètement happer. C’est tellement passionnant tout ce qu’on peut y mettre comme vision un peu idéalisée du rapport au travail, comme façon d’envisager les relations professionnelles. Ça recouvre tellement de débuts de réponses à des utopies qu’on peut avoir, ancrées en soi, que quand on s’engage dans ce type de projet, on est happé, avec toutes les limites et les problèmes que ça peut engendrer dans la vie des gens. Comme toutes les utopies, à un moment donné, elles doivent rencontrer le monde réel qui les entoure. Ce n’est pas possible de vivre à 100 % dans un monde utopique. Il faut quand même un jour sortir des murs et se confronter au monde réel. C’est quelque chose qui m’a toujours marqué chez Smart, le degré d’engagement que ça peut susciter chez ceux qui s’engagent et la difficulté à en sortir pour les personnes qui veulent en sortir. Il y aurait d’ailleurs peut-être à créer chez Smart une cellule de prévention du surplus d’engagement!

 

 

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1. Yves Martin, disparu au printemps 2024, était un artiste passionné par l’aide aux autres artistes. Il fit partie du conseil d’administration pendant les 10 premières années du projet.

2. SAM: outil informatique interne de gestion des documents par l’équipe, «Smart Alles Maker», toujours en 2024-2025.