Roger Burton

Membre du conseil d’administration de l’asbl de 2000 à 2001.
Membre de Smart et utilisateur des services partagés jusqu’en 2014.
Conseiller politique de l’administration déléguée de Smart dès 2013.
Conseiller stratégique de l’administration déléguée depuis 2019.
Sociétaire utilisateur des services partagés depuis 2022.

 

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Tu te souviens de la première fois
que tu as entendu parler de Smart?
Quels ont été tes premiers ressentis?

C’était lors de la saison 1998-99, je ne sais plus où. Dans le contexte d’une lutte pour le statut social des artistes au sein d’une coordination bicommunautaire en Belgique qui s’appelait la Plateforme nationale des artistes, dont j’étais une des chevilles ouvrières et qui rassemblait des dizaines de milliers de personnes à l’époque. On militait pour une réforme, la création d’un statut de l’artiste, dans laquelle Pierre Burnotte était activement présent. Et nous avions obtenu du gouvernement une enveloppe pour mettre en place une enquête quantitative et qualitative sur les conditions de travail, de rémunération, de fiscalité, de droits sociaux des artistes. On avait réalisé un questionnaire assez dense et on s’était organisés pour avoir un maximum de réponses. On est allés dans toutes les villes et on en a eu plus de 2.000 réponses. Dans toutes les villes, des séances d’information et d’aide au remplissage de ce questionnaire qui était assez complexe ont eu lieu. On allait jusqu’à demander le détail des feuilles d’impôt sur trois ans.

Ils m’ont recontacté, au début des années 2000, je crois, pour boucher un trou dans un conseil d’administration.

C’est à l’occasion d’une de ces séances que Pierre, que je fréquentais comme tant d’autres acteurs de ce mouvement, m’a présenté Julek et m’a parlé de leur projet d’une forme d’asbl qui fournirait des services généraux aux artistes pour sécuriser leur parcours, leur facturation, leurs droits sociaux. Moyennant 6,5% de la facturation (en vrai, 4,5% et 2% pour un fonds de garantie), c’était déjà là. En sachant que l’idée à l’époque était de fournir ces services de manière structurelle, et ils espéraient structurante dans le secteur: services que l’ensemble des asbl culturelles et artistiques qu’on appelait des asbl d’artistes, fournissait déjà vaille que vaille et avec beaucoup de risques individuels à une masse grandissante d’artistes et techniciens. Beaucoup dans le secteur étaient régulièrement à la recherche d’un copain qui avait une asbl, qui pouvait facturer à un client qui s’était annoncé et qui aurait transformé le revenu en salaire. Mais ça ne se passait pas toujours très bien parce que ces asbl n’avaient pas les reins très solides et n’arrivaient pas nécessairement à financer les cotisations sociales dues à la suite d’un retard de subvention ou quand un client n’avait pas payé. Il y avait un paquet d’asbl qui étaient en contentieux avec l’ONSS, notre organisme de sécurité sociale qui collecte les cotisations.

Et je me souviens que la première chose que j’ai dite, c’est «C’est génial, mais les 6,5%, ce n’est pas le travailleur qui doit les payer, c’est le client.» C’est quelque chose qui nous poursuit encore aujourd’hui, où un certain nombre de nos collègues sont persuadés que le fait de dire que c’est le client qui paye les 6,5%, c’est une vaste blague, c’est un artefact, c’est une façade, mais que ce n’est pas la réalité. Donc, en 25 ans, cette question des 6,5% qui était là à l’origine, reste un petit point de discussion dans les coulisses de Smart.

En tout cas, c’est comme ça que je les ai rencontrés tous les deux. À l’époque, je fréquentais plus Pierre que Julek que je ne connaissais pas. Puis, je les ai perdus de vue. Je ne me suis pas intéressé plus que ça à ce projet. J’étais un peu ailleurs. Ils m’ont recontacté, au début des années 2000, je crois, pour boucher un trou dans un conseil d’administration. Je leur ai dit: «Servez-vous de mon nom», mais je crois que je n’y suis jamais allé. Mais pendant une dizaine d’années, des différents postes que j’ai occupés, programmateur culturel, attaché culturel, directeur de centre culturel, j’ai beaucoup fait appel à Smart comme réserve de prestataires, d’artistes, de techniciens, tous plus talentueux les uns que les autres. J’ai été donneur d’ordre, comme ils disent, un grand nombre de fois. En trouvant le système, évidemment, formidable.

J’étais déjà étonné d’ailleurs, à l’époque, que les artistes et les techniciens soient si frileux sur leurs tarifs et que ceux-ci ne soient pas régulés un peu plus à la hausse, côté Smart. Il m’est arrivé moi-même de dire: «Tu ne vas pas me demander ça, c’est trop peu, je vais t’augmenter.» Et puis, je me suis fait virer de ma dernière aventure professionnelle, fin 2009 de mémoire. J’étais directeur du centre culturel de Forest. Et après un an d’errance où je me suis largement reposé — j’étais épuisé après trois années assez difficiles —, j’ai rencontré Julek et je lui ai dit: «Tiens, tu n’as pas besoin de quelqu’un?» On se connaissait un petit peu. Et on était en pleine crise du statut de l’artiste en 2010 qui allait aboutir à la réforme de 2014. Il m’a dit «Oui, je sais que tu as une plume, et j’aimerais bien — je le cite et il se reconnaîtra — que les discours de Smart soient un peu plus couillus». Il m’a engagé pour ce faire et j’ai animé pendant trois ou quatre ans un blog autour de cette crise du statut de l’artiste et de la réforme qui allait naître, où j’ai effectué un travail d’information, d’analyse politique et même de pamphlétaire. L’Onem en a pris à l’époque pour son grade. Voilà, ça a été mes trois rebonds jusqu’au moment où je suis entré chez Smart, toujours d’une manière un petit peu latérale, c’est-à-dire d’abord comme consultant externe, puis internalisé comme salarié et puis aujourd’hui, depuis deux ans, comme sociétaire, certes pensionné mais encore en activité et en Activité (au sens Smart), Activité qui facture mes prestations à la coopérative.

 

Nous avions obtenu du gouvernement une enveloppe pour mettre en place une enquête quantitative et qualitative sur les conditions de travail, de rémunération, de fiscalité, de droits sociaux des artistes.

 


Toi qui connais Smart depuis longtemps, même si tu en as été à différents moments plus ou moins éloigné,
est-ce que tu arriverais à nous dire si tu vois différentes phases dans ces 25 ans? Y a-t-il eu différents moments clés?

Pendant les premières années de la vie concrète de Smart, je n’en étais pas. Je n’ai donc qu’une histoire reconstruite. Comme les souvenirs d’enfance qui sont reconstruits, parce que c’est papa ou maman, et parfois tonton ou tata, qui vous les ont racontés. Ce n’est donc pas très pertinent. Le premier vrai souvenir qui marque une étape fondamentale pour moi, que j’ai vécue de l’extérieur, parce que des amis «de l’intérieur» m’en parlaient, ça devait être vers 2008-2009, un peu avant que je n’entre à la Smart. C’étaient des conflits internes de pouvoir qu’il y a eu entre membres, puisque c’étaient des membres à l’époque de l’asbl (et parfois administrateurs), que d’aucuns à l’époque ont pu qualifier de putsch contre les fondateurs. Ces conflits, dont j’avais l’écume en les regardant de l’extérieur, ont abouti à quelque chose d’assez fondamental qui est la création de la fondation. Une fondation privée censée encapsuler le patrimoine de Smart, la marque, son nom et ses valeurs et les mettre à l’abri de toute dérive pseudo-démocratique.

La question démocratique se posait déjà puisqu’à l’époque: sur la plus d’une dizaine de milliers de membres, dans le meilleur des cas, seuls 20 ou 30 participaient aux AG. Et quand il n’y a pas d’animation forte d’une assemblée délibérative, qu’on n’y trouve qu’un millième des personnes qui devraient composer l’Assemblée générale, il est évidemment facile de la manipuler par trois ou quatre coups de fil pour obtenir une majorité sur telle ou telle position: certains avaient tenté le coup contre les fondateurs et dirigeants de l’époque. La démocratie, quand chacun ne s’y investit pas, peut produire des effets de bord qui sont réellement toxiques. Cette question démocratique apparaît très clairement dans la seconde grande étape qui a été la construction de la coopérative. Moi, je suis arrivé juste au moment où cette tentative de putsch s’était déroulée.

Dans le même temps, sous la pression de l’auditorat du travail, Smart a abandonné une position d’intermédiaire entre les clients et les artistes qui faisaient à l’époque 80 % de la population des utilisateurs de Smart. Smart jouait alors un rôle de tiers payant (utilisation astucieuse d’un article de loi), comme on disait, en s’appuyant sur quelque chose qui existait, qui s’appelait le contrat premier bis, qui permettait à des gens de bénéficier de la sécurité sociale sur base de revenus professionnels obtenus en dehors de tout contrat de travail. Donc, dans le 1bis le droit social s’appliquait, mais pas le droit du travail et il n’y avait pas de relation de subordination. Sous la pression de l’auditorat du travail et aussi parce que la conception de Smart avait évolué, il y a eu un changement de fusil d’épaule majeur où Smart est devenu un producteur et un employeur à part entière et a cessé d’être un intermédiaire sur le marché du travail. On a conservé cependant le 1bis quand cela était utile: mais c’est devenu marginal au fil des ans.

D’autre part, à travers la Productions associées asbl (le poumon économique de Smart), Smart a ouvert une porte vers l’amorce de ce concept d’entreprise partagée. Ce qui va se concrétiser avec la création de la coopérative 6 ans plus tard. Ça, c’était 2010.
Après, il y a beaucoup d’étapes. Il y a évidemment la création de la coopérative en décembre 2016. Et puis, évidemment des événements que je vois à travers le prisme du travail que j’ai réalisé. Alors, est-ce que ce sont des étapes majeures pour Smart? Je n’en sais rien. D’une certaine manière, ce n’est pas à moi à le dire.

Quoi? Comment? On ose citer Marx! Enfin, qu’est- ce que c’est? Ça faisait rigoler Julek. J’en ai le souvenir vivace.

J’ai toujours vraiment pris très au sérieux le concept et le projet. Smart pour moi, c’est en même temps une entreprise, des sociétés, mais aussi un projet et un programme, au sens où on parle du programme d’un parti politique. J’ai toujours essayé d’œuvrer pour matérialiser ce programme dont j’ai souvent pensé qu’il était trop souvent un slogan. J’ai cherché à l’ancrer dans des dispositifs techniques, que ce soit un modèle des coûts ou du financement collectif, une modélisation des trois figures du sociétaire, du titulaire d’activité, du salarié, etc. À partir de ma propre position idéologique à gauche, voire très à gauche. Je me souviens de quelque chose de très amusant début 2010-2011, quand j’ai commencé à faire les premiers articles sur ce blog que j’avais ouvert au nom de Smart. Dans le premier ou deuxième article, j’ai cité Marx. Quelque chose autour de cette fameuse phrase sur les eaux glacées du calcul égoïste. Franchement, je n’appelais pas aux armes avec le couteau entre les dents. Ça restait très, très soft, mais ça en a choqué plus d’un dans la maison. Quoi? Comment? On ose citer Marx! Enfin, qu’est- ce que c’est? Ça faisait rigoler Julek. J’en ai le souvenir vivace.

Parce que le dispositif de Smart quand on y pense, ça peut être aussi une extraordinaire machine à ubériser la société. Vraiment. On est quand même une entreprise qui ose faire 200 millions de chiffres d’affaires quasi exclusivement sur des contrats de CDD successifs. On pourrait être une machine extraordinaire pour cette ubérisation de la société. Mais ça peut être aussi et surtout une extraordinaire machine qui contribue à l’émancipation des travailleurs ou plus précisément, à l’auto-émancipation des travailleurs puisque l’émancipation, on ne la produit pas. Ce sont les travailleurs qui vont faire le job, s’émanciper, si le contexte dans lequel ils bossent le permet – même et surtout s’il faut lui résister (au contexte) pour ce faire.

Voilà. J’ai essayé d’ancrer cette réflexion en montrant que ça tenait à peu de choses, en l’occurrence à une propension des managers et des dirigeants à se situer à gauche, du côté de la gauche où gauche veut encore dire quelque chose. Parce que si dans quatre ans, on recrute un nouveau CEO et qu’il se révèle être, parce qu’on l’a mal screené, le fils idéologique du patron d’une grande entreprise capitaliste éloignée de nos valeurs, on est mal! Dans la structure, il n’y aurait pas grand-chose à changer pour que le projet bascule du tout au tout – et sans nécessairement fournir un service dégradé aux 30.000 sociétaires. Peut-être même, ironiquement, en améliorant ledit service!

Et je ne suis pas certain qu’il y ait assez de résistance en interne contre ça, au point de faire virer le patron. Parce qu’on ne le verrait pas venir et parce que ce n’est pas si facile d’analyser les effets d’un dispositif (impact social et idéologique). C’est pour ça que j’ai vraiment essayé de travailler à ancrer des concepts, un modèle de représentation et des dispositifs techniques qui me semblaient consolider un projet d’émancipation, même si ça n’apparaît pas immédiatement. Autant que je pouvais et qu’on me laissait le faire, autant que je trouvais de l’appui dans la maison et que je répondais aux volontés des CEO qui se sont succédé. Pour asseoir ce projet dans cette démarche d’émancipation du travailleur, qui est quand même le premier pas vers la capacité à changer un tout petit peu l’environnement dans lequel il nous est advenu de devoir vivre et dans lequel, le plus souvent, on se contente de survivre.

C’est intéressant. Tu ouvres plusieurs portes et la question politique, qu’on a envie de creuser.


Pourquoi penses-tu que ce soit
si difficile de mettre des mots forts sur des pratiques? Pourquoi est-ce si difficile de parler politique dans nos organisations?

J’ai 66 ans. Je suis un ancien metteur en scène et comédien et j’ai connu les années 1970-1980 dans le théâtre où la question politique était centrale. L’avènement de ce qu’on a appelé les jeunes compagnies, le jeune théâtre, la question du théâtre pour le peuple, par le peuple, du théâtre-action. Toutes ces questions politiques animaient la création artistique. Il y avait une vraie conscience politique et une vraie culture politique de la part des acteurs du champ professionnel dans lequel j’évoluais. Je n’avais pas trop de difficultés à l’époque à trouver quelqu’un qui avait lu Gorz, un peu Rancière, Castoriadis, Illich, Baudrillard, Foucault, Guattari, ou au moins le Manifeste du parti communiste. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus compliqué. Je ne dis pas que la culture politique manque, mais elle a pris d’autres formes que la confrontation des idéologies. Or, je continue à croire qu’elles existent. Malheureusement, elles ne sont plus perçues comme des socles ou même seulement des outils, mais comme des artefacts inutiles et toxiques, ou au mieux comme des instruments de marketing.

Devant mon garage, j’ai une place libre de parking que je n’occupe pas, mais qui ne peut être occupée que si j’en donne l’autorisation. Je vais donc la mettre en location. On en est là. Tout est monnayable. Tout.

Le politique a suivi exactement le même chemin que les affaires privées, qui depuis eBay, Amazon, l’économie collaborative (au sens où nos mesures dites «De Croo» l’ont instituée, pauvre de nous) et ce genre de choses à la mords-moi-le-nœud, sont devenues des affaires monnayables. On peut aujourd’hui faire des affaires avec des choses qui relevaient auparavant de la sphère privée. Devant mon garage, j’ai une place libre de parking que je n’occupe pas, mais qui ne peut être occupée que si j’en donne l’autorisation. Je vais donc la mettre en location. On en est là. Tout est monnayable. Tout. Y compris donc la politique, une carrière politique, une mesure législative à prendre. On le constate: tout est affaire de négo: trumpisation globale sous l’égide de son bouquin «The art of the Deal». Je fais des gaufres pour ma famille, je vais en faire 10 de plus que je vais vendre. Ça a l’air sympa. Personnellement, je trouve ça effrayant.

Selon moi, la culture politique a suivi un peu le même chemin. Elle s’est éparpillée pour prendre à bras-le-corps toutes les inquiétudes du monde. C’est bien, mais ça brouille les positions. Surtout qu’elle les monnaye, ces inquiétudes. C’est pour ça que je dis que je suis un «vieux» avec mon analyse aujourd’hui peut-être obsolète que ces inquiétudes, ces points d’interrogation sur le climat, sur les minorités, sur le patriarcat, sur l’immigration, toutes ces questions ont quand même un foutu intérêt à être abordées prioritairement (ou aussi, au moins), à travers une analyse des rapports de production, qui structurent des rapports sociaux. Le colonialisme n’est pas d’abord un problème de racisme. C’est d’abord un problème d’exploitation et on construit le racisme pour justifier cette exploitation. Le communautarisme aussi: l’on parle souvent du communautarisme d’origine ou religieux, mais on oublie le communautarisme autrement plus dangereux des classes richissimes, qui constitue de fait une forme d’oligarchie imprégnant nos démocraties. Même le communautarisme peut aussi s’analyser en termes de rapports de production.

Il y avait un metteur en scène que j’aimais beaucoup, qui s’appelait Eugenio Barba, qui a beaucoup travaillé sur un type de théâtre du corps inspiré de Jerzy Grotowski, mais aussi sur une idée de proposer le spectacle de théâtre à des populations dans un mécanisme d’échange, de troc, entre expressions culturelles différentes. Il allait dans des villages, il proposait aux gens de leur montrer son spectacle et en contrepartie, les gens devaient leur montrer leur danse, leur chant, etc. Je simplifie énormément. Si on veut changer le monde, par exemple plus modestement si on veut changer la manière de faire du théâtre, il faut d’abord changer la manière de produire un spectacle et de l’échanger. Et ça, changer les modes de production, c’est ce qu’il y a de plus difficile. Mais si tu ne les changes pas, c’est extrêmement difficile de dépasser la surface des mots et des slogans. Pour pouvoir changer ces rapports de production, encore faut-il être capable de faire l’analyse de ce qu’ils sont et de leurs effets dans la structuration des rapports sociaux. Je ne dis rien de très original, sauf que ce n’est plus très courant d’aborder les choses comme ça. On peut encore facilement le faire dans une entreprise où 40 personnes se connaissent et se côtoient tous les jours et contribuent toutes à la même chose. Ça devient beaucoup plus difficile dans une entreprise de 280 permanents comme on est aujourd’hui.

La solidarité collective, c’est d’assurer les soins médicaux d’un fumeur invétéré, alors que l’assurance privée, soit le privera d’assurance soit la lui fera payer très cher.

La question des rapports de production du côté des membres est encore plus complexe. Il est tout à fait légitime et honorable que des collègues ne viennent juste chez Smart que pour effectuer leur travail et gagner leur vie, et pas pour changer les rapports de production et encore moins le monde. Néanmoins, si nous ne sommes pas capables, nous, de produire un discours politique qui évoque ces rapports de production, on peut difficilement avancer vers un projet d’émancipation. On peut bien sûr se consoler en allant prendre une place dans des dispositifs comme Territoire zéro chômeur de longue durée. Mais c’est un sujet qu’il vaut mieux que je n’aborde pas parce que je ne vais pas être gentil. En tout cas, ça demande un travail de longue haleine, des gens qui sont payés pour le faire. Chez Smart, il y a Orville1 dont la propension à être à gauche n’est pas à démontrer et qui est en charge d’un programme d’éducation permanente. Mais je pense qu’il ne me détrompera pas si je lui dis qu’instiller des méthodes de lecture critique de notre propre rapport à la production au sein de Smart, ce n’est pas chose facile.

 


Est-ce que pour toi, il y a des garde-fous, des choses concrètes qui sont mises en place chez Smart ou qu’il faudrait mettre en place pour avoir toujours en ligne de mire ce sujet d’éducation politique?

Nous avons aujourd’hui 30.000 sociétaires. Je ne pense pas me tromper en disant qu’on doit trouver chez ces 30.000 sociétaires à peu près tout le spectre politique de la société. Ils ne sont pas là parce qu’on est une coopérative qui défend des valeurs de gauche, de travail et pour payer des cotisations sociales à l’ONSS. Ce n’est pas vrai. Il est probable qu’on n’a pas beaucoup de monde du côté de l’extrême droite, mais il doit y en avoir quelques-uns. On doit avoir des gens de droite, du centre, de gauche et d’extrême gauche. On doit avoir des gens qui s’en moquent totalement parce que leur seul truc, c’est de faire de l’argent. Quelle est donc la légitimité de cet outil collectif à porter un message plus politique ou à travailler dans une dimension plus politique, idéologiquement marquée? On n’a jamais débattu de ce positionnement en AG. Je prends au sérieux cette légitimité démocratique avec toutes les difficultés que ça pose, qui sont les mêmes que les problèmes posés par l’action démocratique dans la société. C’est quelque chose qui est très compliqué à faire vivre. Au moins, on dispose de statuts qui sont la règle du jeu commune, que les gens qui nous suivent acceptent de bon cœur ou sont bien forcés d’accepter. Et d’une certaine manière, je vais dire, je m’en moque. C’est comme la sécurité sociale. Que tu acceptes ou non de payer des cotisations, tu les payes et c’est comme ça. Pour moi, ça valide le système. Ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à devenir indépendants. Il y en a de plus en plus qui le deviennent, mais il reste quand même un certain nombre de gens qui disent: «Oui, on va payer des cotisations parce que je veux défendre le salariat et les droits sociaux.» Les droits sociaux, ce n’est qu’une capacité collective à assurer des risques individuels, même si ce risque est accru par un comportement inapproprié: la solidarité collective, c’est d’assurer les soins médicaux d’un fumeur invétéré, alors que l’assurance privée, soit le privera d’assurance soit la lui fera payer très cher.

On doit avoir des gens de droite, du centre, de gauche et d’extrême gauche. On doit avoir des gens qui s’en moquent totalement parce que leur seul truc, c’est de faire de l’argent. Quelle est donc la légitimité de cet outil collectif à porter un message plus politique ou à travailler dans une dimension plus politique, idéologiquement marquée?

Donc c’est très bien. Chez Smart, on travaille ces questions à travers des projets d’éducation permanente, des évolutions dans le règlement de travail, dans le rapport avec les travailleurs, dans une manière d’entamer le dialogue social, dans une volonté de transparence démocratique. C’est essentiel, mais il n’y a pas encore un espace suffisant ou suffisamment actif, qui déborde de l’entre-soi des gens qui se reconnaissent entre eux parce qu’ils aiment bien y penser ensemble, pour traiter cette question «Est-ce que dans le fait d’être un outil de travail assez particulier, mêlant collectif et individuel, il y aurait moyen de tirer quelque chose qui réponde à des besoins de solidarité, d’émancipation, de meilleurs partages de la richesse, etc.?» Peut-être que c‘est utopique.

Par exemple, on essaie simplement de maintenir, pour le moment surtout du côté des cadres dirigeants, des CEO, une volonté de faire en sorte que les services de base soient tarifés de la même manière pour tout le monde. On n’a pas segmenté les publics ni segmenté les tarifs. C’est typiquement le boulot d’une entreprise capitaliste de segmenter son marché. On ne doit pas être nombreux dans ce pays à avoir maintenu une structure tarifaire égalitaire pour tout le monde, pendant 25 ans. Ce faisant, on ancre dans le réel des choses qui font sens, mais de là à dire que ce sens prévaut? C’est fragile. Smart est une entreprise solide, mais dont la colonne vertébrale est fragile.

C’est une belle phrase.

 


Tu disais qu’au démarrage, avant même que Smart ne soit créée légalement, on parlait de 6,5 %. Et que ça faisait débat.

Quand Smart a ouvert en France, ce n’était pas 6,5 %, mais 8,5 %, et ça faisait débat aussi de savoir si c’était au client ou à l’artiste de les payer. Quelle est ton analyse sur le fait que ce sujet ait perduré dans le temps? Quel est le fond de la question?

Je pense qu’on surjoue le problème. Cela dit, Smart est très souvent prise à contre-pied de son propre discours. Je crois que pendant des années, on a vendu les 6,5% en disant aux membres: «Ça ne vous coûte que 6,5%». Quand bien même, dans notre comptabilité, dans la facture qui est payée par le client, ces 6,5% s’y trouvaient, quand bien même aucun de nos membres ne pourrait montrer un seul virement bancaire de 6,5% sur notre compte bancaire, il n’empêche qu’on l’a vendu comme ça. Donc ça s’est ancré dans la tête. L’autre élément qui rend la chose difficile, c’est que l’un des piliers du projet, c’est la question de la réappropriation par le travailleur du sens et de la valeur de son travail. Et quand je dis valeur, il s’agit aussi de la plus-value de la valeur monétaire. Si on considère donc que le sens du projet, c’est de redonner le contrôle de la plus-value de la valeur de son travail aux travailleurs, les 6,5%, c’est vrai aussi qu’ils lui sont pris. Ils lui sont pris par le marché. Alors au passage, le travailleur oublie évidemment que si Smart n’existait pas, il devrait payer quelque chose à un secrétariat social. Plus précisément il a aussi raison quand il dit: «Ça me coûte.» Sauf qu’on n’a jamais fait l’effort d’expliquer ça correctement. Aujourd’hui, on se retrouve dans une espèce de dichotomie absurde. En effet, c’est le client qui paye, mais pour les membres, on les leur prend. Et les deux sont vrais et ce n’est pas paradoxal. Enfin, on n’est pas nombreux à pouvoir l’expliquer et malheureusement, on est saisis par d’autres problématiques.

Ce dont Smart a besoin, c’est d’une bureaucratie parce que c‘est ce qui fait tourner la boutique. J’ai travaillé pour les pouvoirs publics, je peux dire que ce sont les fonctionnaires qui font tourner la boutique, pas les politiques. Ça a une stabilité. Mais notre pire ennemi, c’est aussi la bureaucratie quand la machine perd de vue sa finalité première pour n’avoir plus comme finalité que la perpétuation de la machine elle-même. On est aussi menacés par ça. C’est là qu’on voit qu’indépendamment du côté idéologique, Smart est un objet politique. Qu’on nous aime ou qu’on ne nous aime pas, on est perçus aussi comme tel.

200.000 contrats chaque année, 300.000 factures. C’est notre travail quotidien. Mais ça n’a de sens que si on relie les pages entre elles. Mais on les relie à partir d’où? À partir de la marge, à partir des singularités.

Comme je pense qu’Uber ou Deliveroo sont des objets politiques, qui ont aussi pour mission de casser du droit social en Europe. La finalité, en tout cas, doit se trouver dans cette dimension politique du projet. On n’est pas une boîte de facturation, on n’est pas une boîte de portage salarial, on n’est pas une fiduciaire ni un bureau social. Même si nous remplissons d’une certaine manière un certain nombre de ces fonctions, on n’est pas ça. On est quelque chose qui déborde, qui doit continuer à déborder. Godard disait quelque chose de très beau: «C’est dans les marges qu’on relie les livres.» J’aime beaucoup cette phrase parce qu’en même temps, ça veut dire qu’il faut imprimer de la page. Et Dieu sait si nous imprimons de la page ici: 200.000 contrats chaque année, 300.000 factures. C’est notre travail quotidien. Mais ça n’a de sens que si on relie les pages entre elles. Mais on les relie à partir d’où? À partir de la marge, à partir des singularités.

Je ne connaissais pas cette phrase…

 


En parlant de ces singularités,
quelles sont pour toi celles qui font le succès commercial de Smart? Quelle est la recette?

J’imagine que cette recette doit poser question à toutes les Smart européennes qui se demandent comment on a fait. Il faut revenir un peu au début, au moment où en 2002, il y a eu cette création du statut de l’artiste pour lequel on militait, Pierre et moi, dans cette plateforme nationale des artistes. Quelque chose a libéré ce monde, ça a été l’invention de ce qu’on appelle le contrat premier bis, qui donne la possibilité à des artistes qui travaillent la plupart du temps comme des indépendants en dehors de tout lien de subordination (je pense notamment aux peintres, aux écrivains) d’assujettir leurs revenus professionnels à la sécurité sociale des salariés et donc de s’ouvrir des droits, notamment au chômage, dans cette sécurité sociale, de la même manière que les autres, parce qu’ils cotisent de la même manière sur leurs revenus.

Il n’était plus question de contrat de travail. Il se trouve que nous avons été les seuls sur le marché à traiter cette question administrativement, c’est-à-dire à opérer le déclaratif social, la facturation, la chaîne administrative adaptée à cette innovation législative. Et le coup de génie des fondateurs de l’époque, c’est d’avoir pensé que ça ne pourrait fonctionner que si on l’industrialisait. Il fallait gérer de gros volumes, parce que la fonction assurantielle de Smart, centrale, nécessite une large base (comme tous les mécanismes d’assurances collectives).

On est quelque chose qui déborde, qui doit continuer à déborder.

Donc, très vite, l’informatisation est arrivée. Le traitement du contrat premier bis, cette relation de tiers entre l’artiste et le client, Smart a été la seule à le faire. Et qui plus est, Smart favorisait, en accompagnant les artistes, l’obtention de leurs droits sociaux dans un dispositif statut d’artiste qui était très méconnu, très protégé par ceux qui savaient et qui ne donnaient les informations pour y accéder qu’au compte-gouttes. Nous, on a démocratisé l’accès à ce statut et on nous en a voulu. On a donc bénéficié d’une forme de monopole pendant sept ou huit ans, du fait de cette innovation législative qu’on a saisie au bond et qui a permis de construire la machine de guerre qu’est devenue Smart.

L’industrialisation, ça a été des processus automatisés, l’informatisation, et aussi une capacité pour moi essentielle dans Smart à assurer un maximum de risques entrepreneuriaux, non seulement l’assurance accident du travail ou responsabilité civile, mais aussi des risques commerciaux, ce qu’on appelle la garantie sur les faillites, les risques de litiges avec des fournisseurs. Il y a toute une série de risques inaperçus qu’on auto-assure, parce qu’on en a la capacité financière. Cette capacité financière a été construite sur un monopole pendant quelques années. On ne l’a pas voulu, mais c’était un monopole de fait sur le marché. Et au moment où ce monopole s’est étiolé parce que le premier bis a été éradiqué en 2014, nous avions atteint une masse critique d’acteurs qui se trouvaient bien chez Smart, qui pouvaient faire leurs affaires sans devoir se préoccuper de ne pas oublier de payer la TVA et de devenir des gestionnaires. Parce que c’est un bon outil. On avait cette masse critique de gens qui ont fait notre propre promotion.

Smart n’a jamais fait une seule campagne de publicité en Belgique. Parce qu’on avait 10.000, 12.000, 15.000, 30.000 personnes aujourd’hui qui l’ont fait pour nous. Si on enlève 1.000 ou 2.000 qui sont fâchés, 5.000 qui n’en ont rien à faire, ça fait 25.000 porteurs de la marque Smart. Et comme nous ne faisons pas de classement, ce sont ces personnes qui amènent des clients. Nous avons non seulement 30.000 sociétaires, mais nous avons chaque année 25 à 30.000 clients actifs en Belgique, qui savent ce que fait Smart, qui, quand ils doivent faire appel à un prestataire, se disent: «Pourquoi pas Smart?» et qui deviennent à leur tour prescripteurs de la marque et du dispositif. C’est énorme. Je crois que principalement, c’est ça qui nous alimente. On a d’ailleurs un très grand turn over. La question est de savoir pourquoi plus de gens ne restent pas pour développer sur le long terme une activité économique en tant que salariés autonomes chez nous. Tous les trois ans, j’aurais tendance à dire qu’il y a 50% de la population qui se renouvelle, ce qui est beaucoup.

On a donc bénéficié d’une forme de monopole pendant sept ou huit ans, du fait de cette innovation législative qu’on a saisie au bond et qui a permis de construire la machine de guerre qu’est devenue Smart.

Il y a donc une raison conjoncturelle à ce succès, propre à une situation particulière à la Belgique, à un moment où c’était la bonne idée, au bon moment, incarnée par les bonnes personnes. C’est le coup de chance. Et il y a eu une capacité à construire une machine de guerre à même d’absorber une croissance d’opération, pas seulement d’argent parce que c’est assez accessoire, mais une croissance en volume de personnes, d’acteurs, de diversité de pratiques qui commence un peu à nous étouffer. Là, on doit rénover tant notre système informatique que probablement notre manière d’opérer dans l’organisation du travail humain. On arrive à un moment donné où on a probablement atteint un seuil et on doit procéder à un changement d’échelle, technique et humain.

Après, d’un simple point de vue pragmatique, c’est un super outil. Je trouve un client, je m’inscris chez Smart, je facture, je suis salarié. Au revoir. Je reviendrai peut-être, ou peut-être pas. Ça s’est passé avec une facilité déconcertante. Je me suis un peu ennuyé avec des écrans de saisie obsolètes qui datent. Tous nos membres informaticiens nous chambrent sur le look and feel de nos écrans, de nos outils de gestion et ils ont raison. Mais ça fait quand même le travail. En tant que patron, j’ai eu affaire aux plus grands secrétariats sociaux de Bruxelles, Securex, Partena, le Groupe S. Là-bas, les outils de saisie des éléments de paye pour le calcul de la paye des salariés, ce n’est même pas du tableur Excel! Sauf si tu payes très cher l’outil up-to-date, c’est une vieille photocopie imprimée de travers sur lequel tu coches des croix. Donc, on est plutôt très bon dans ce qu’on fait. Mais on arrive quand même à une limite.

Bon cela dit, on doit réussir à consolider l’autre quasi-monopole: celui d’être une entreprise de production collective, multiservices, pour les projets individuels de toutes celles et tous ceux qui en ont besoin.

On sent qu’il y a eu de vraies bonnes idées à des moments clés. Ce ne sont pas que des coups de génie.


On a l’impression qu’il y a aussi une forme d’état d’esprit, une capacité à regarder les problématiques et à voir à quel besoin ça répond.
Si on devait le résumer, qu’est-ce que ça serait pour toi cet état d’esprit Smart?

Il y a deux choses qu’on a énoncées sous forme de slogan. La première chose, qui reflète un état d’esprit, c’est qu’on est une entreprise particulièrement attentive à ses utilisateurs et à leurs besoins singuliers, même s’il y a beaucoup de choses à améliorer, parce qu’on est parfois un peu infantilisant ou bureaucratique. Mais on a maintenu une relation humaine de personne à personne, ne serait-ce qu’à travers les bureaux, les rendez-vous possibles avec les conseillers. On ne se cache pas derrière des call centers. Et l’autre chose, c’est un petit syntagme paradoxal qu’on avait trouvé en 2018. C’est l’idée d’une «autonomie solidaire» qui essaie de s’exprimer à travers l’organisation du travail où on ne cesse de chercher à articuler le collectif dans le travail et la capacité d’autonomie et de création personnelle dans le travail. Ce n’est vraiment pas facile, mais ça se retrouve dans nos outils, dans la structure même du dispositif. Chacun des 20.000 acteurs du système agissent indépendamment les uns les autres. Chacun poursuit ses propres buts. Néanmoins, à travers le dispositif technique, les statuts de la coopérative et éventuellement leur engagement personnel qui peut être proactif en la matière ou pas, ils participent à un collectif qui rend possible leur autonomie. La solidarité rend donc possible l’autonomie. C’est en fait assez bateau parce qu’au fond, c’est le principe même de la société, quelque chose qui doit permettre à chacun de se développer en toute autonomie. En tout cas, il y a une articulation entre le collectif et l’individuel qui est propre aux projets, aux programmes et pour partie aux dispositifs Smart. On est quand même une des rares entreprises qui assume une responsabilité collective en salariant ses travailleurs, tout en leur accordant une vraie autonomie que parfois de faux indépendants n’ont pas. C’est assez exceptionnel. Nos salariés ont plus d’autonomie que les indépendants coursiers de Deliveroo. Je trouve ça fantastique.

Ce n’est pas un état d’esprit, mais ça en crée un. Personne, ni nos membres, ni moi, ni nous, personne ne travaille ici pour rémunérer un actionnaire. Pas de dividendes. Il n’y a pas moyen de spéculer sur les parts sociales de la coopérative. On ne rémunère pas le capital. Eh bien, mine de rien, savoir qu’une fraction de mon travail ne va pas servir à engraisser un type dont la seule qualité est d’avoir mis 20.000 € dans la coopérative, pour moi et j’espère pour d’autres aussi, ça crée un état d’esprit et ça me donne vraiment envie de m’investir.

 


As-tu une anecdote à nous confier
qui résumerait cet état d’esprit? Un événement qui t’a peut-être surpris ou étonné ou que tu analyses aujourd’hui sous cet angle-là?

Il n’y a rien qui résume cet état d’esprit. C’est plutôt une pratique du quotidien. Mais de par mon caractère, le type de travail que je fais, la position que j’occupe chez Smart, je ne suis pas en contact permanent avec beaucoup de collègues. Je fais un travail assez isolé, même si je participe à beaucoup de réunions. Et surtout je suis un peu sociopathe, du moins, je n’aime pas la foule. Je ne fais donc pas partie de cette vie courante chez Smart dans laquelle s’épanouissent beaucoup de mes collègues.

Je me rappelle quand même l’émotion que j’ai ressentie lorsqu’on a créé la coopérative et qu’à la première assemblée générale, on s’est retrouvés à presque 1000 dans la cour.

Je suis un intellectuel assumé: mon apport et mon investissement se situent beaucoup dans les idées. Je dis beaucoup, parce que je travaille 50 ou 60 heures par semaine. Mais… Je me rappelle quand même l’émotion que j’ai ressentie lorsqu’on a créé la coopérative et qu’à la première assemblée générale, on s’est retrouvés à presque 1000 dans la cour. Jusque-là, les AG de l’asbl, c’était 30 personnes. Ce jour-là, pour la première fois, je crois que tout le monde, le personnel de Smart, les membres et quelques extérieurs qui étaient là, ont ressenti quelque chose comme une forme de communauté naissante. Probablement avec, pour beaucoup de gens, des intérêts divergents. Mais peu importe. Il y avait là une forme sensible de communauté réelle dont je ne suis pas sûr qu’elle se soit reproduite avec la même intensité les autres années. Il s’est passé quelque chose de très émouvant. C’est peut-être ça qui résume le plus la capacité de Smart d’être au centre de son programme et d’être capable d’évoluer pour continuer à s’adapter à la diversité et à l’évolution des besoins, tout en maintenant cette colonne vertébrale qui est parfois fragile.

 


Tu as parlé plusieurs fois de l’importance de la puissance de Smart et de certaines fragilités aussi, avec cette image
d’un squelette qui était fragile. Le colosse aux pieds d’argile?

Le pied d’argile, ça signifie que si le pied faiblit, le colosse s’écroule. Je pense que si on regarde l’entreprise, Smart est vraiment solide et ses pieds sont d’acier Corten. En tant qu’objet économique, ce qu’on a absorbé ces dernières années montre qu’on l’est vraiment. C’est idéologiquement qu’on est plus fragiles. On est orienté business et on laisse chacun de nos acteurs définir ce qu’est le business pour lui: et c’est central! C’est donc un outil qui économiquement est très fort, mais qui, idéologiquement, si sa colonne vertébrale n’est pas solide, pourrait se mettre à pencher aussi bien vers la droite que vers la gauche. C’est en ce sens-là que je dis que Smart est aussi fragile dans sa solidité.

La manière dont on a absorbé le Covid et quasi simultanément la crise française, le tax shift de Michel2 qui allait nous priver de 50% de nos ressources, la suppression du jour au lendemain du premier bis avec lequel 60 à 70% de nos travailleurs travaillaient, l’assujettissement à l’impôt des sociétés d’une asbl qui s’est retrouvée tout d’un coup à devoir payer de l’impôt, montre qu’économiquement, on est très solides. Ceux qui pensent qu’on est un colosse aux pieds d’argile se bercent de faux espoirs.

Pour l’instant, les détracteurs de Smart en Belgique ne sont pas arrivés à leurs fins.

Non, et ils n’y arriveront pas. Je pense plutôt que nous sommes nous-mêmes notre propre ennemi. C’est de nous que nous devons nous méfier. On arrive à une certaine taille et la question de la taille de Smart va se poser, peut-être pas dans les deux ans ou trois ans mais dans les 5 à 10 ans à venir. On devra se demander si on doit devenir une très grande entreprise (on l’est déjà dans les chiffres), avec une organisation de très grande entreprise ou si on est capable d’inventer un autre modèle de distribution des fonctions pour se démultiplier en une multitude de petites cellules qui vont coopérer pour fournir le même niveau d’assurance et de gestion que celui qu’on peut fournir. C’est une vraie question pour moi. On ne la met pas en débat et je ne l’ai pas tranchée pour moi-même, mais je ne suis pas sûr que croître de manière centralisée soit la solution d’avenir pour les 25 prochaines années de Smart.

 


Qu’est- ce que tu souhaites
à Smart de devenir dans 25 ans?

En Belgique, on a connu un gros événement traumatique en matière de fermeture d’entreprises, c’est celle de Renault-Vilvoorde fin des années 90. Laquelle a donné lieu à une évolution législative sur les plans sociaux en cas de licenciement collectif. Je donnais un jour de cette époque un spectacle de poésie dans un environnement privé. J’ai eu l’occasion d’y rencontrer le patron de Renault après l’annonce de cette fermeture. On discutait de poésie, et de plein de choses et à un moment donné, on a quand même parlé un petit peu de Renault. Il m’a dit: «Tu sais, la fermeture de Renault-Vilvoorde, elle est prévue depuis 15 ans.» Ce jour-là, j’ai compris. Je pense qu’une grande entreprise doit aussi penser à 15 ou 25 ans. C’est indispensable. Je ne sais pas ce qu’elle deviendra dans 25 ans, je lui souhaite aujourd’hui surtout de commencer, collectivement, à penser son devenir à 10 ou 15 ans.

 

 


 

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1. Orville Pletschette, responsable de l’éducation permanente de Smart et de l’APMC – Association pour les métiers de la création – de la coopérative.

2. Premier Ministre belge de 2014 à 2019, Louis Michel et son gouvernement ont lancé en 2015 une réforme dite Tax shift, une modification des prélèvements obligatoires : cotisations sociales et impôts.