Julek Jurowicz
Fondateur de la structure préalable aux outils de gestion de Smart, la sprl UBIK dès 1992.
Co-initiateur, co-dirigeant et co-administrateur délégué de Smart, asbl puis fondation de 1998 à 2014.
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On est là pour les 25 ans de Smart.
25 ans c’est-à-dire 100 saisons !
Je trouve ça très beau comme formulation.
Alors pour toi, ce serait quoi,
si on commence un peu de manière large, ce serait quoi le premier jour de Smart ?
Le premier jour de Smart, c’est avant Smart.
En 1996 déjà, Pierre Burnotte avait réuni toute une série de gens qu’il côtoyait au quotidien dans ses activités à Liège dans le secteur de la musique. Il leur a présenté son idée d’une structure solidaire capable d’offrir des contrats d’emploi aux artistes qui y avaient droit mais qui ne les obtenaient pas auprès des gens qui les employaient. Cela paraissait une très bonne idée à tous ceux qui étaient présents, mais aucun d’entre eux ne s’est engagé dans l’aventure.
J’avais déjà rencontré Pierre à cette époque. Je m’occupais des problèmes sociaux et fiscaux d’artistes et de techniciens de cinéma travaillant sur des productions de films franco-belges.
Je gérais les problèmes de ma compagne de l’époque, maquilleuse de cinéma de nationalité tchèque, fraîchement arrivée en Belgique et ne parlant pratiquement pas le français. Elle avait souvent des contrats de travail français, vivait à Bruxelles. J’ai assuré la charge de l’administration de ses contrats et du casse-tête de la régularisation de sa situation sociale et fiscale. Peu à peu j’ai été amené à m’occuper également des dossiers de ses nombreux amis. C’est ainsi que j’ai découvert les complexités et les embûches de ces situations inconfortables à cheval sur des systèmes sociaux et fiscaux incohérents et non coordonnés entre les administrations nationales.
Pierre avait des problèmes similaires. Il s’occupait des Zap Mama, un groupe de chanteuses internationales. Les chanteuses venaient de différents pays. Le groupe avait beaucoup de succès, et se produisait sur tous les continents : tout ça donnait un puzzle social et fiscal intéressant.
Nous nous sommes donc beaucoup gratté la tête pour savoir comment gérer ce genre de situations extrêmement complexes au mieux des intérêts des artistes. Pierre a eu l’idée de rassembler des artistes et des producteurs dans une entité solidaire dans laquelle nous avons mis en commun toutes
nos réflexions.
La première structure utilisée était une association sans but lucratif (asbl) existante : Les Passions Unies.
Les Passions Unies, c’était avant 1998 ?
Les Passions Unies était une asbl préexistante à Smart. Elle était gérée par Pierre et comme nous avions beaucoup à faire, nous avons utilisé
cette entité. Relativement rapidement, nous nous sommes aperçus qu’il n’était pas sain de mélanger des dossiers très divers gérés par Pierre avec le projet commun et nous avons créé l’asbl Smart. C’est Smart qui a accueilli les premiers brouillons des solutions informatiques.
Dès le départ, nous avons été submergés par les demandes.
Dès le départ, nous avons été submergés par les demandes. Dès qu’il s’est su que les artistes pouvaient obtenir des contrats de travail – sans même qu’il soit encore question d’accès au chômage ou de choses comme ça, qui sont venues plus tard – les gens se sont précipités.
À l’époque tout le travail se faisait à la main sans aide informatique… Nous avons travaillé vraiment très dur sans arriver à suivre le rythme imposé par la demande. Dès 1999, nous avons compris l’urgence d’automatiser nos procédures.
Première chose, créer un fichier des utilisateurs. Sans doublons ni fautes d’orthographe.
L’idée paraît simple. Elle n’a pas été si simple à mettre en place. Puis, dans la foulée, une fois une base de données d’utilisateurs à peu près correcte, vient la nécessité de simplifier les relations avec les membres et rendre ces relations incontestables. Par exemple, garder la mémoire de ce qui est demandé. Parce que le coup de fil : « Dis, je travaille cet après-midi, est-ce que tu veux bien me faire un contrat ? », c’est bien. On fait le contrat puis on oublie qu’on a fait le contrat. Et donc, deuxième base de données gardant les données de chaque contrat d’emploi demandé et établi. Et puis une troisième avec les données des donneurs d’ordre parce qu’il faut avoir les données indispensables à la facturation.
Et puis très vite après, une fois qu’on a facturé, on doit tenir compte de ce que l’on a facturé et des paiements qui rentrent ou qui ne rentrent pas. Ça nous a pris trois ans pour avoir une structure de base de données qui corresponde à l’activité de base.
Puis est venu le moment magique où nous avons vu — c’était plus qu’une sensation — que nous avions enfin le contrôle sur ce qui se passait et que nous pouvions voir la suite avec sérénité. Parce qu’il n’y avait “plus qu’à”… Quand la quantité de membres et de contrats augmentaient, il n’y avait plus qu’à rajouter du personnel pour traiter les données. Ça, c’était autour de 2001. En avril 1998, nous avons établi le premier contrat d’emploi. L’équipe se composait alors de trois personnes : Pierre Burnotte, Amir Dibadj et moi. En 2001, nous étions déjà dix.
Les locaux loués chez mon ami cinéaste à Molenbeek étaient devenus désespérément trop petits. Poussés par la nécessité, nous avons cherché des locaux et nous les avons trouvés à Saint-Gilles, dans la maison qui fait le coin entre la rue Émile Féron et la rue Coenraets.
Vous m’avez demandé de vous amener pour l’interview un objet pour documenter ces débuts. Voici donc le premier panneau de signalisation de Smart que nous avons fièrement accroché sur la façade du 56 rue Coenraets. (C’est le frère de ma compagne qui l’a fabriqué.)
Tu peux nous le décrire ?
Dans cette boîte rectangulaire en bois et vitrée se trouvent les noms des quatre entreprises domiciliées alors à cette adresse : Smart, les Passions Unies, UBIK et Artichaud / Artiwarm, chacune illustrée par une image.
Ces images sont très naïves et contreviennent à toutes les lois de conception d’un « bon » logo. Elles ne sont ni déclinables ni évolutives et pourtant je les trouve encore aujourd’hui très touchantes : une main qui en guide une autre pour Smart, un groupe de petits personnages dansants pour Passions Unies, une plaque en cuivre pour UBIK et des pinces de homard (homme-art) pour Artichaud.
Tu peux nous dire ce que c’est, Ubik?
UBIK était l’entreprise dans laquelle je gérais les dossiers des clients que j’avais avant la création de Smart. UBIK était en quelque sorte le pendant de Passions Unies pour Pierre. Plus tard c’est dans UBIK que nous avons développé les applications informatiques du groupe.
Artichaud / Artiwarm (Warm en néerlandais, ça veut dire chaud) a été créée pour faire connaître les services de Smart aux artistes plasticiens. Les plasticiens sont infiniment plus individualistes que les artistes du spectacle. Il fallait donc aller à leur rencontre, dans leurs ateliers, s’intéresser à leur création et apprendre d’eux leurs besoins et leurs attentes. Le processus a été long.
C’est à cette époque qu’est née l’idée d’une collection d’œuvres d’art au sein de Smart.
Malgré le panneau que tu ne trouves pas forcément communiquant pour expliquer ce que vous faisiez,
ça a marché.
Le panneau est resté quinze ans sur le mur ! Par ailleurs, sur des initiatives du conseil d’administration de Smart, nous sommes passés à une communication plus moderne, plus efficace, avec des logos qui n’étaient plus figuratifs mais qui étaient de vrais logos que l’on pouvait décliner et faire évoluer.
C’est l’amorce d’une nouvelle période pour toi. Tu nous parlais de l’époque, « y avait plus qu’à » quand vous aviez structuré ça.
Oui, c’était un moment de soulagement. Les premières années avaient été des années de souffrance en termes de travail, et de revenus. Nous avons beaucoup, beaucoup, beaucoup travaillé pour ne gagner que des cacahuètes.
L’automatisation nous a permis de travailler plus efficacement, de souffrir moins et de gagner un peu plus.
En 2002, une fois développée la première mouture de la gestion automatique des contrats d’emploi, nous nous sommes attelés à la création d’une interface sur internet pour, d’une part permettre aux utilisateurs de formuler leurs demandes sans devoir se déplacer dans nos bureaux et, d’autre part leur permettre de suivre l’historique de leurs relations financières avec Smart au fur et à mesure de l’exécution de leurs contrats.
Il en est résulté (après une période de tâtonnements et de rodage) une énorme amélioration du service rendu. Plus de fluidité, moins d’erreurs, un réel gain de confiance des utilisateurs.
Le premier site internet, très embryonnaire, est né en 2003. Sa mise en ligne a provoqué une nouvelle vague d’adhésions et une grande augmentation du nombre de contrats.
Ça a coïncidé aussi avec le développement de la gestion d’activités. Nous avons vu venir en masse des gens dont les problèmes étaient plus larges que la simple gestion d’un contrat d’emploi. Des gens qui gagnaient des appels d’offres, qui avaient des commandes, dans lesquels une grosse partie du montant facturé ne faisait pas l’objet d’une transformation de salaire, mais servait à couvrir des frais de projet, de construction, de production. Et ça, c’est ce qui a donné naissance à la notion d’« activité ».
La « gestion d’activités » permettait justement de gérer des budgets globaux à partager entre des frais de production et des montants à réserver aux salaires pour soi-même ou pour des tiers.
Le premier site internet, très embryonnaire, est né en 2003. Sa mise en ligne a provoqué une nouvelle vague d’adhésions et une grande […]
Nous avons vu venir en masse des gens dont les problèmes étaient plus larges que la simple gestion d’un contrat d’emploi.
L’ouverture sur les activités et le projet, c’est en quelle année ?
2004. Nous avons beaucoup tâtonné pour toutes sortes de raisons.
Nous avons notamment dû décider de la façon dont nous allions définir et traiter fiscalement le bénéfice réalisé par une activité. Question extrêmement délicate, quel que soit le pays dans lequel elle se pose. Comment gérer l’annualité de l’impôt pour des projets qui dépassent la limite de l’année sans qu’il ne soit possible de dégager un résultat à la fin de chaque exercice fiscal ? Nous avons dû présenter les projets un par un aux inspections fiscales avant de pouvoir dégager des manières de faire simples et sécurisées pour les membres.
Ça aurait pu ne pas marcher, mais ça a marché.
Les activités ont très clairement été un étage supplémentaire de la fusée Smart. Nous avons enregistré une grande augmentation de l’affiliation et des montants financiers traités.
Nous avons dû présenter les projets un par un aux inspections fiscales avant de pouvoir dégager des manières de faire simples et sécurisées pour les membres. Ça aurait pu ne pas marcher, mais ça a marché.
À son tour, cet afflux de budgets de projets a créé une trésorerie importante.
Une trésorerie abondante et stable nous a permis de changer le système de paiement des salaires. Jusque-là, nous payions les membres au moment où nous recevions l’argent de leur donneur d’ordre. Désormais le membre recevait son salaire au plus tard un nombre fixe de jours à partir de la fin de la prestation même si la facture n’avait pas encore été payée par son donneur d’ordre. Cette sécurisation du paiement nous a amené à son tour un grand nombre d’utilisateurs.
Le prix de ce changement a été une série de modifications importantes du système informatique et la mise en place de procédures administratives complexes de récupération des créances auprès des donneurs d’ordre.
La mise en place d’un contrat collectif d’assurance accident très particulier couvrant nos membres tant pour les accidents de la vie professionnelle que ceux de la vie privée a constitué un autre facteur d’accélération du nombre d’adhésions.
La Belgique et la France possèdent un régime obligatoire d’assurance accident de travail pour salariés : chaque patron est obligé de souscrire une assurance accident qui couvre les employés en cas d’accidents qui se produisent sur le lieu de travail ou sur les trajets que le travailleur fait entre son domicile et le lieu de travail.
Hélas, cette assurance obligatoire ne fonctionne pas bien voire cesse de fonctionner lorsque le lieu de travail n’est pas fixe ou lorsque les horaires de travail ne sont pas strictement définis. Ce qui est précisément le cas des artistes et de tous ceux que nous avons appelés les « travailleurs au projet ».
Nous avons réussi à trouver un assureur avec lequel nous avons pu négocier pour les affiliés de Smart, un contrat d’assurance accident collectif qui couvrait correctement les périodes de travail et les trajets pendant ces périodes de travail, mais également les accidents de la vie privée moyennant une prime mutualisée financièrement très acceptable.
Nous avons pu dire aux membres : « S’il vous arrive un accident, faites une déclaration, vous serez dédommagé. » Ça a extrêmement bien fonctionné. C’était une cerise bienvenue sur le gâteau et les membres nous ont été extrêmement reconnaissants.
Nous avons réussi à trouver un assureur avec lequel nous avons pu négocier pour les affiliés de Smart.
Peux-tu nous parler relations entre Smart et les syndicats ?
Notre position d’intermédiaire entre les artistes et leurs donneurs d’ordre à l’époque déplaisait particulièrement aux syndicats qui avaient obtenu pour les artistes de spectacle un statut d’employé et donc l’obligation pour le donneur d’ordre d’assurer les obligations d’employeur.
Pour ces syndicats, aussi bien en France qu’en Belgique, il était hors de question d’admettre un tiers dans cette relation employeur-employé, car c’était une manière de rendre la vie trop facile aux patrons. Hors de question également pour eux d’admettre quelqu’un qui se fait des « couilles en or » sur le dos des pauvres artistes. C’est la formulation officielle du conflit, qui a évolué différemment en Belgique et en France.
En Belgique, nous avons patiemment attendu que la génération tenante de la thèse dure quitte la vie active et qu’une nouvelle génération prenne la place. Ce qui a fini par arriver.
En France, l’opposition était plus tenace. La position de la CGT au ministère de la Culture était tellement forte que tous les petits pas que nous avons réussi à faire en Belgique n’ont pas été faits en France, avec à la clé en France, un conflit extrêmement dur que Smart a – dans un premier temps – gagné. Ensuite une résurgence de ce conflit a abouti à l’interdiction de la Nouvelle Aventure.
Les phases de développement, à chaque fois, correspondent à de grandes idées ?
Bien sûr que c’était chaque fois des idées ! Au départ, il n’y avait rien. Toutes les idées étaient donc les bienvenues. Toutes n’étaient pas bonnes, mais elles ont toutes été expérimentées. Smart a été une balançoire permanente entre des tentatives avortées et des choses réussies. Très heureusement, le nombre de bonnes idées est un peu supérieur au nombre de mauvaises idées. Et très heureusement, les mauvaises idées n’ont pas eu d’effets catastrophiques.
Smart a été une balançoire permanente entre des tentatives avortées et des choses réussies.
Tu as quelques mauvais exemples à nous donner qui racontent cette histoire pas lisse de Smart ?
Une des mauvaises idées a été de dire trop tôt que Smart prenait la responsabilité des activités des membres, ce qui a amené des malentendus en cascade et d’énormes difficultés d’explicitations entre les conseillers et les propriétaires d’activités. Et elle m’a valu des situations tendues pour démêler des nœuds inutiles.
Le développement n’a pas été une marche triomphale du début à la fin. Nous avons souvent procédé par essais et erreurs. Nous avons vécu une quinzaine d’années où on n’a pas arrêté de créer, de modifier, d’adapter… Quinze ans de réflexion quasi permanente et d’amélioration de l’outil.
Une expérience qui a coûté beaucoup d’énergie a été notre implication dans le financement de projets cinématographiques par l’utilisation du mécanisme de « tax shelter ».
Pour pouvoir faire des contrats de travail à des personnes autres que les artistes, nous avons été contraints de créer une entreprise d’intérim. Cette entreprise faisait des bénéfices assujettis à l’impôt sur les sociétés. Le système de « tax shelter » permettait d’éviter de payer l’impôt sur une partie de ces bénéfices en les investissant dans des productions cinématographiques ou dans des spectacles. L’idée paraissait bonne au départ mais le système s’est avéré lourd et complexe à gérer. Ça nous a coûté énormément de temps pour créer et gérer des structures et pour rentrer dans des contrats de coproduction. Nous avons abandonné au bout de quelques réalisations.
Toujours au service de…
Oui, au service de… C’était tellement naturel que nous n’en parlions même plus. Ni Pierre ni moi n’aimons l’argent pour l’argent. Ni lui ni moi n’avions l’idée ou le besoin de devenir riches. Ça vient de notre éducation. Une fois que nous nous le sommes dit, nous nous y sommes tenus et ça a rendu l’action évidente et facile.
Par ailleurs notre succès extrêmement rapide nous a mis dans une situation d’indépendance financière totale. Nous n’étions pas dépendants d’un quelconque subside, notre action ne dépendait d’aucune autorité. Et nous avions donc des marges nous permettant d’expérimenter.
Nous étions bien entendu tenus de respecter les réglementations et notre action était sous la loupe des inspections sociales et du fisc. Nous acceptions ces contraintes avec beaucoup de bonne volonté. Les relations avec l’inspection sociale ont été correctes et parfois même cordiales car les inspecteurs ont vite été convaincus que notre action visait à donner à nos utilisateurs une couverture sociale qu’ils n’auraient pas sans nous.
Tu voulais aborder le sujet du bureau d’étude.
Le bureau d’études est le produit de la rencontre avec une personne clé dans le développement de Smart, à savoir Alain de Wasseige.
Alain de Wasseige a été fonctionnaire au ministère de la Culture de la Communauté française et spécialiste de l’économie des activités artistiques. Nous l’avons rencontré lorsqu’il a quitté le ministère et avons eu la chance de pouvoir l’engager. C’est lui qui a créé le bureau d’étude, dont les travaux nous ont permis d’asseoir notre crédibilité, et de passer du stade de cowboys plus ou moins compétents à celui d’interlocuteurs pouvant s’asseoir à des tables qui nous étaient jusque-là interdites.
Ce bureau d’études a fonctionné de façon tout à fait remarquable avec des jeunes, surtout des jeunes femmes, spécialisés en statistiques et en sociologie. Leur travail nous a nourris et nous a apporté des données qui se sont révélées décisives dans les discussions que nous avons menées avec le monde extérieur. Il a fonctionné jusqu’en 2015, il a servi à nous ancrer au sein de programmes dans le domaine de la culture et des affaires sociales. Il nous a permis de produire des études et des documents en partenariat avec la Communauté française, études qu’Orville poursuit aujourd’hui. C’était tout à fait intéressant et important.
Les inspecteurs ont vite été convaincus que notre action visait à donner à nos utilisateurs une couverture sociale qu’ils n’auraient pas sans nous.
Passer du stade de cowboys plus ou moins compétents à celui d’interlocuteurs pouvant s’asseoir à des tables qui nous étaient jusque-là interdites.
Les études portaient sur le milieu culturel et artistique en général, sur des questions économiques ?
Pas uniquement sur les membres de Smart ?
Ça dépendait de ce qu’on lui demandait. Mais évidemment, il produisait des données sur l’environnement juridique et réglementaire qui étaient extrêmement précieuses pour nous préparer et pouvoir agir avec des références beaucoup plus solides que ce qu’on avait auparavant. Un grand coup de chapeau à ce bureau. Dommage qu’il
ait disparu.
Il a rassemblé combien de personnes ?
À un certain moment, ils étaient quatre, sous la direction d’Alain qui y faisait un bon mi-temps mais s’occupait d’autres choses aussi. Je mentionne le bureau d’études parce que sa création a réellement marqué un moment de changement de qualité de notre discours. De fait, nous sommes devenus infiniment plus écoutables et écoutés à partir du moment où nous disposions de données vérifiables et de propositions argumentées appuyées sur ces données.
As-tu un exemple de réalisation un peu emblématique de ce bureau d’études ?
Citons les travaux sur l’économie du travail des artistes et sur les conditions du travail au projet. Ces travaux nous ont permis d’obtenir des avancées, notamment au niveau des procédures de rémunération des artistes au chômage.
Un deuxième volet de la construction de cette crédibilité a été la création du service juridique. Pour nos besoins internes d’abord, c’est-à-dire pour affiner notre connaissance des règles juridiques. Pour les besoins des membres ensuite. Nos juristes orientaient les membres venus nous expliquer leurs problèmes vers des avocats externes avec lesquels nous avons négocié des tarifs abordables, de loin inférieurs au taux moyen du marché. C’était un service extrêmement important et très apprécié. Tous ceux qui avaient des productions ou des projets en production en profitaient
très largement.
Un deuxième volet de la construction de cette crédibilité a été la création du service juridique.
Passons maintenant au soutien du développement des activités des membres. Grâce à l’expérience d’Alain de Wasseige en matière des bourses octroyées aux artistes et à leurs projets, nous avons pu identifier des manques dans ces mécanismes de soutien.
Nous avons notamment repéré deux situations pour lesquelles des bourses n’existaient pas et nous avons décidé – dans la limite de nos possibilités financières – de combler ces vides.
Pour être plus concret, nous avons décidé d’aider les artistes à traverser des périodes de transition de leur notoriété. Ces situations typiques dans une carrière où des opportunités se présentent mais dont la réalisation nécessite un investissement financier. Par exemple un artiste plasticien reçoit une invitation à participer à une exposition au Japon. C’est une opportunité d’évolution de son statut qu’il serait dommage de ne pas saisir mais cette opportunité est coûteuse : il faut se déplacer, transporter les œuvres. Et les mécanismes de soutien aux artistes existants ne couvraient pas cette situation.
Une autre niche non couverte par les bourses existantes était le besoin de formation pour réorienter une carrière en enrichissant les outils. Par exemple, le cas d’un musicien souhaitant effectuer un stage auprès de musiciens maîtrisant des techniques et des styles nouveaux.
Nous nous sommes concentrés sur ces niches. Nous avons procédé à des appels à projets. Nous avons publié les critères de choix. Entre 2011 et 2016, nous avons distribué des bourses qui ont contribué à nous forger une image de gens qui soutiennent activement et concrètement les artistes.
Est-ce que c’était réservé aux membres de Smart ou c’était plus largement pour les artistes belges ?
C’était plus large que nos seuls membres. Nous avons décidé qu’il valait mieux ne pas exiger l’adhésion à Smart. Un autre outil de soutien aux artistes a été la collection d’œuvres d’art. Profitant de l’expérience de galeriste d’Alain de Wasseige, nous avons établi des critères d’acquisition et de collection d’œuvres autour du thème « Portrait d’artiste » compris dans un sens très large. Cette collection rassemble près de 500 pièces. Plutôt que de faire de la publicité, distribuer des bourses et constituer une collection d’œuvres d’art a été quelque chose d’extraordinairement porteur. Ces actions nous ont permis d’entrer en contact avec beaucoup de créateurs et d’artistes et ont établi notre position de soutien des artistes.
Plutôt que de faire de la publicité, distribuer des bourses et constituer une collection d’œuvres d’art a été quelque chose d’extraordinairement porteur.
Cette collection est toujours dans les locaux de Saint-Gilles ?
C’est celle que l’on voit exposée partiellement dans les locaux ?
Oui. La collection n’a hélas pas été poursuivie par mon successeur. Aujourd’hui, elle n’est plus laissée à l’abandon, mais elle n’est pas encore exploitée comme elle mériterait de l’être. Les projets de bourse, de collection, les projets concrets de soutien aux membres, sous forme de soutien juridique, ont disparu. Je crois que tu peux imaginer mon sentiment à cet égard.
J’imagine.
Passons à l’achat des bâtiments.
Pour l’achat des bâtiments, nous avons eu une chance absolument phénoménale. Tout au début, en 1996 et jusqu’à 2001, Smart était dans des locaux loués à un ami cinéaste à Molenbeek.
En 2001, ces locaux étaient devenus désespérément trop petits. Nous étions onze à l’époque, il a fallu déménager et nous avons trouvé la première maison, au coin de la rue Émile Féron et de la rue Coenraets, qu’une entreprise de fournitures pour hôpitaux abandonnait et mettait en location.
Nous avions la sensation d’avoir une immense maison. Trois étages à notre disposition. Nous l’avons louée et occupée. Nous avons eu la chance que l’entreprise qui nous louait ce bâtiment était en train de réduire la voilure et que le rythme de leur décroissance s’accordait à l’augmentation de nos besoins. Quand nous devions nous étendre, nous louions une maison supplémentaire. Nous n’avions que quelques portes de communication entre bâtiments à ouvrir pour avoir des bureaux supplémentaires.
Ça a duré jusqu’au moment où cette société a décidé de déménager. Le propriétaire nous a proposé de racheter l’ensemble des bâtiments de l’îlot. Nous étions en pleine croissance et avions besoin d’espace. Cependant l’ensemble des bâtiments était trop grand. Et puis il y avait des laboratoires qui ne convenaient pas aux activités de bureau. Finalement, après deux ans de négociations, nous avons pris la décision d’acheter l’ensemble en prévision de besoins futurs.
Nous avons négocié âprement et avons acquis le complexe à un très bon prix. […]
L’achat s’est révélé être un excellent investissement.
Nous avons négocié âprement et avons acquis le complexe à un très bon prix. Nous avions de la trésorerie et n’avons pas dû emprunter beaucoup pour financer l’opération. L’achat s’est révélé être un excellent investissement. Pour fixer les ordres de grandeur, nous l’avons payé 5 millions et demi. L’ensemble de bâtiments vaut aujourd’hui grosso modo le triple.
Très vite s’est présenté un projet d’ateliers d’artistes : la BAF (Brussels Art Factory). Ce groupe d’artistes a pris en location un bâtiment entier pour le sous-louer à des artistes en ateliers. Nous avions des espaces et nous pouvions les aménager sans hâte au fur et à mesure des besoins d’un
nouvel atelier.
Les bâtiments étaient fondamentalement sains. Le seul imprévu a été que la grande cheminée qui s’élevait au milieu de l’îlot a commencé à pencher et il a bien fallu la démolir. Au moment de mon départ, nous avions des plans de réaménagement de l’ensemble immobilier que je n’ai pas eu le temps de réaliser. Ces plans ont été retravaillés et magnifiquement réalisés par mon successeur.
C’est en tout cas un bâtiment qui est assez emblématique aujourd’hui de Smart, de l’accueil à Smart, dont beaucoup de gens parlent.
Quand on a été un jour au siège de Smart, on s’en souvient.
Il y a quelque chose de très particulier dans cet ensemble. C’est superbe.
En effet.
Le fait d’avoir hébergé la BAF qui a rencontré un grand succès a relevé le niveau d’estime et de notoriété de Smart en tant que soutien à l’activité artistique et créative.
Nous avons par ailleurs fait la connaissance du propriétaire d’espaces importants sur le site de la rue Lavallée à Molenbeek et nous avons conclu avec lui un contrat de location en vue d’augmenter les espaces de travail à louer aux artistes et autres créateurs. Ce promoteur immobilier était intéressé par la plus-value de ses terrains plutôt que par le loyer des bâtiments. Nous avons donc pu louer à relativement bon compte des espaces importants. Ce site semble être compliqué à rentabiliser par les seules sous-locations d’ateliers. Mais je crois que la notoriété qui résulte des activités sur ce site est un levier supplémentaire de croissance et de développement du projet Smart.
Pour l’ouverture, peux-tu nous parler de Smart à l’international ?
Plus de dix pour cent de notre facturation se faisait vers des donneurs d’ordre étrangers, en majorité français mais également allemands, néerlandais, italiens et espagnols. L’idée de trouver dans ces pays des correspondants au fait des réglementations locales était dans l’air.
En 2006, un membre de notre conseil d’administration est allé aux Biennales internationales du spectacle à Nantes. Il nous a encouragés à participer à l’édition suivante de cet événement. Nous y sommes allés avec du matériel de démonstration de notre logiciel et la première personne que nous y avons rencontrée s’appelait Sandrino Graceffa. Avec lui nous avons mûri le projet d’un Smart en France. Avec Sandrino et d’autres Français intéressés nous avons créé Smart France dont toi, Céline, as été la première employée. Je me souviens avec plaisir de la séance au cours de laquelle nous avons décidé de t’engager. Il y avait Sandrino, Denis Thevenin, Luc Gaurichon et moi. Nous n’avons pas regretté notre choix car tu as fait un super travail pour développer le bureau de Lille.
Nous y sommes allés avec du matériel de démonstration de notre logiciel et la première personne que nous y avons rencontrée s’appelait Sandrino Graceffa. Avec lui nous avons mûri le projet d’un Smart en France.
Quand est-ce que Pierre Burnotte a quitté Smart?
Il faut savoir qu’en 2008, Pierre Burnotte m’a annoncé qu’il partait vendre de la limonade au Sahel. Sa compagne avait été élevée en Afrique et depuis le tout début de leur relation, elle lui avait annoncé qu’une fois que leur fille serait adulte, elle retournerait en Afrique, en le laissant libre de la suivre ou non. Dès le début de nos aventures, Pierre m’avait dit : si elle va en Afrique, je vais en Afrique. Les choses étaient dites, mais elles n’avaient pas l’air de se concrétiser alors je n’y pensais pas plus que ça. Jusqu’au jour où c’est arrivé. Leur fille a pris son indépendance ; ils ont commencé à chercher et ils ont trouvé un hôtel à reprendre au Burkina Faso. Un jour, Pierre m’a dit : « Dans six mois, je suis parti. » Je n’ai pas eu beaucoup le temps de me tracasser parce qu’il y avait du travail. Il est parti et je n’ai pas fini de le regretter. La relation avec Pierre était merveilleuse. J’ai toujours eu la sensation que tout ce qui était bon pour lui était bon pour moi et vice versa. Nos discussions étaient extrêmement fréquentes, quasiment quotidiennes et les prises de décision pratiquement instantanées : « Tiens, j’ai une idée » et la réponse suivait : « C’est peut-être une bonne idée, mais peut-être pas comme ça. Essaie un peu autrement. » Quand il est parti, j’ai passé un temps considérable à me demander ce que Pierre aurait dit si je lui avais posé telle ou telle question. Jusqu’au moment où je me suis rendu compte que j’étais seul et que ce que je croyais que Pierre allait répondre n’avait plus rien à voir avec le fait que je devais prendre une décision.
Un jour, Pierre m’a dit: “ Dans six mois, je suis parti. ” Je n’ai pas eu beaucoup le temps de me tracasser parce qu’il y avait du travail. Il est parti et je n’ai pas fini de le regretter.
Il est parti en 2009 ?
Oui. C’est à ce moment-là que j’ai mordu à l’hameçon du développement international. Au-delà de l’idée initiale, j’étais arrivé à la conclusion que le développement d’un réseau international d’entités semblables à Smart et ayant pour but l’amélioration des conditions de travail d’artistes, de techniciens, et plus généralement de personnes menant une vie professionnelle en une suite de projets était à la fois une nécessité pour ces professions, mais aussi qu’un tel réseau pouvait être l’étage suivant de la fusée du développement de notre projet. J’ai décidé de consacrer l’essentiel de mon temps à la création de ce réseau. J’ai annoncé cette intention à l’équipe de direction et je leur ai confié la gestion quotidienne du projet belge.
La constitution du réseau international m’a prodigieusement intéressé et amusé.
Dans cet exercice, ce qui est important, c’est de se relever une fois de plus que le nombre de fois où on tombe.
La constitution du réseau international m’a prodigieusement intéressé et amusé. La période 2010-2014 a été une période extrêmement féconde en rencontres. Pas toutes réussies d’ailleurs. Dans cet exercice, ce qui est important, c’est de se relever une fois de plus que le nombre de fois où on tombe. Il y a eu des déceptions mais aussi des rencontres humaines tout à fait passionnantes. Et nous avons fini par avoir onze petits Smart internationaux dont sept subsistent toujours. Avec des développements beaucoup plus lents qu’en Belgique, mais des développements quand même, et des arrivées à l’équilibre financier pour au moins quatre d’entre eux. Avec des parcours très différents dans chaque pays. J’ai appris récemment avec énormément de plaisir que la mise en réseau réelle des Smart entre eux est redevenue d’actualité. Cela augure bien de l’avenir du développement.
En tout cas, moi je me suis royalement amusé. Je me souviens de toi, Céline, dans une des premières rencontres internationales à Bruxelles. Nous étions près de vingt autour de la table, avec des difficultés de communication.
C’était assez drôle d’ailleurs.
Et extrêmement intéressant.
Une rencontre magnifique que j’ai faite en Espagne était la rencontre avec Anne-Laure Desgris. Nous avons beaucoup échangé sur ce qu’est une coopérative, ce que devrait être la démocratie, ce que peut signifier la démocratie dans la gestion d’une coopérative. Je suis extrêmement heureux de la voir assumer les fonctions qu’elle a aujourd’hui chez Smart.
Si on reprend le fil, tu disais que 2010-2014, ça avait été pour toi une période où tu t’étais « éclaté » à développer l’international…
Oui. Et puis, Frédéric Gregoir qui assurait la direction générale en Belgique a démissionné. À sa décharge, je dois dire qu’au moment où il avait accepté de prendre le poste, il avait déjà exprimé des doutes. Je ne peux donc m’en prendre qu’à moi-même. Je me suis retrouvé dans une position extrêmement inconfortable parce que j’avais ce développement international qui prenait un gros plein temps et j’ai dû assumer un autre gros plein temps à reprendre les rênes à Bruxelles. La surcharge a abouti à un premier infarctus et à un deuxième un an plus tard. Je n’ai plus eu d’autre choix que de débrayer en 2014.
J’ai alors cherché un remplaçant. Sandrino Graceffa semblait de loin le meilleur candidat. Je lui ai proposé le poste. Il a accepté. J’ai donc pu faire mon deuxième infarctus tranquille avec quelqu’un d’autre à la barre.
J’ai quitté Smart fin 2018.
Je garde la main sur le pouls de ce qui s’y passe par attachement à ce bébé qui est et reste le mien et celui de Pierre. Je suis extrêmement heureux de voir les directions que prennent les développements d’aujourd’hui et la façon magnifique dont la nouvelle équipe a traversé le Covid, la débâcle de Smart France, la gestion de la croissance continue qui se confirme. Ils se débrouillent comme des chefs. C’est très beau à voir.
Est-ce que tu arriverais à nous parler d’un ou de plusieurs des meilleurs moments dans ta vie à Smart ?
En gros, pour moi Smart représente 20 ans de bonheur. Je ne connais pas de mots plus simples pour le dire.
S’il fallait une anecdote des grands moments, je peux raconter le moment étonnant où nous nous sommes fait mettre à la porte d’une réunion au syndicat CGSP.
C’était rue du Trône ?
C’était à la maison de la CGSP rue du Congrès.
Tout à l’heure, tu employais l’expression, « jusqu’où on peut aller trop loin ». L’image que j’ai souvent de Smart, depuis la dizaine d’années que je vous fréquente,
c’est celle d’un truc un peu pirate, un peu hackeur.
Oui, c’est une image tout à fait exacte.
Au début, certains syndicats – qui nous ont détestés dès le début – ont pu faire circuler l’idée que nous étions des cowboys incompétents. Peu à peu, le mot incompétent a disparu. Cowboy est resté.
Une des personnes extrêmement importantes dans le développement de Smart a été Suzanne Capiau, avocate spécialisée, entre autres, dans le droit du travail et le droit de la sécurité sociale. Grâce aux discussions toujours intenses que nous avons eues avec elle, nous avons appris à connaître les écueils et les opportunités. Grâce à elle, nous savions que cette législation et que la réglementation sous-jacente avaient des failles, des contradictions et des endroits où l’interprétation était possible. Et nous avons exploré beaucoup de possibilités d’interprétation favorables à nos utilisateurs. C’est là qu’on peut parler de flirt avec les lignes rouges. D’autant plus que les textes et par conséquent les zones d’interprétation et les failles changent d’endroit relativement souvent.
Il y a des choses que nous avons pu faire pendant un temps et dont on nous a dit un jour : maintenant ça suffit. Nous avons donc parfois dû adapter nos pratiques.
Nous avons exploré beaucoup de possibilités d’interprétation favorables à nos utilisateurs. C’est là qu’on peut parler de flirt avec les lignes rouges. […]
Nous étions en permanence obligés d’improviser, de suppléer, d’interpréter et de décider. Jusqu’où peut-on aller?
Dans les trois ou quatre premières années, nous découvrions des situations pour lesquelles il n’y avait pas de bonnes réponses réglementaires. Les réglementations sont souvent lacunaires, parfois contradictoires. Il y a des trous et des situations qui ne sont pas décrites. Ou des règlements qui n’ont pas été faits pour les situations que nous rencontrons. Nous étions en permanence obligés d’improviser, de suppléer, d’interpréter et de décider. Ne trouvant pas de réponses pertinentes dans les règlements, nous avons dû décider de la manière dont nous allions agir. C’est cette navigation forcée entre les lignes qui amène à devoir décider jusqu’où on peut aller trop loin. À rechercher l’avantage de nos membres, de nos affiliés, de nos utilisateurs, jusqu’où peut-on aller ? À partir de quel moment les autorités vont refuser de nous suivre ?
Voici une des plus belles situations vécues avec Suzanne Capiau : une loi stipulait qu’il était licite de fonder une société qui payait à des salariés d’autres sociétés une fraction de leur salaire. Cette réglementation concernait des caisses spéciales de pension, des caisses spéciales de pécule de vacances, qui collectaient de l’argent auprès d’employeurs et qui versaient aux salariés de ces employeurs un pécule de vacances, un complément de ceci, un complément d’autres choses. Nous nous sommes demandés : pouvons-nous appliquer cette loi pour légitimer Smart qui verse aux employés des donneurs d’ordre la totalité du salaire, en étant un tiers à la relation de travail ? Finalement, Suzanne a dit : « Le paragraphe dit que c’est licite de payer une fraction du salaire. Mais 100 %, c’est aussi une fraction. » Ne trouvant pas de meilleur argument, nous avons utilisé celui-là tout en étant conscients de son caractère spécieux. Nous l’avons utilisé avec succès jusqu’au moment où ce paragraphe a été abrogé.
Pour la petite histoire, si tu tapes la phrase sur Google, tu verras que c’est une citation de Jean Cocteau.
Je sais que la phrase lui est attribuée mais je ne suis pas du tout certain qu’il ait été le premier à l’utiliser.
Est-ce que tu pourrais nous parler de l’Onem, sachant que sur l’action collective de 2011 vis-à-vis de l’Onem, Suzanne a déjà apporté pas mal d’éléments ?
Mais ça m’intéresse de savoir ce que toi, tu as à en dire pour avoir un deuxième regard sur cet épisode qui est effectivement très marquant dans l’histoire.
Absolument. La seule chose à dire en introduction, c’est que l’Onem, tout d’un coup, pour des raisons que l’on ignore d’ailleurs, a décidé de réinterpréter ses règlements : de durcir les conditions d’accès au chômage, les conditions de maintien des droits, etc.
Les syndicats, bien embêtés, ont organisé une séance d’information pour les artistes.
Au cours de cette séance, ils ont essayé d’expliquer ce qui, d’après eux, motivait l’Onem à modifier ses réglementations. C’était extrêmement filandreux : une tentative de psychanalyse de l’Onem.
J’ai assisté à cette séance et j’ai dit : « Je crois que je rêve, et c’est un mauvais cauchemar.
Le problème n’est pas de psychanalyser l’Onem et de savoir ce qui les motive. Le problème est de savoir comment les empêcher de procéder à ces modifications sans justification légale. Une simple réinterprétation administrative est inacceptable. » J’ai invité l’assistance à une réunion d’action chez Smart contre la mise en place de ces mesures. Cette réunion a eu lieu. Elle a réuni plus de 500 personnes.
Nous avons pris des engagements à cette occasion. Nous avons décidé que tout artiste qui serait victime de cette modification serait défendu par Smart aux frais de Smart. Et ça a été fait.
Je passe sur les soubresauts et sur les vicissitudes, les manifestations. Nous avons mené une véritable action publique. Et nous avons été jusqu’à la défense au tribunal. C’est après avoir été condamné que l’Onem a retiré ses règlements. Il est très clair que ça a été un mouvement essentiel, qui a, je crois, définitivement établi notre rôle en tant que défenseurs des droits des artistes et des créateurs. Je rencontre encore aujourd’hui des gens qui me disent merci pour ça.
Le problème n’est pas de psychanalyser l’Onem et de savoir ce qui les motive. Le problème est de savoir comment les empêcher de procéder à ces modifications sans justification légale.
Oui, c’est assez incroyable. C’est, selon moi, un exemple important d’une action collective qui ne soit effectivement pas menée sous une houlette syndicale.
Ça ne nous a pas apporté que des amis.
Et tant qu’on est dans les tracas administratifs, tu voulais parler un peu de l’offensive de l’ISI (l’Inspection Spéciale des Impôts) ?
Ça, c’est un pataquès gigantesque.
Là aussi, je pense que Frédéric Gregoir nous en a dit un peu, mais c’est intéressant de voir comment tu regardes ça avec le recul.
L’ISI n’est pas intervenue spontanément. Pendant de longues années, nous avons eu des contacts avec le ministère des Finances dans la filière classique, avec des déclarations que nous faisions et des inspecteurs qui venaient regarder les comptes qui avaient servi de base à nos déclarations. Ça n’a jamais posé le moindre problème.
Un jour, nous avons eu, au sein de notre conseil d’administration, un conflit majeur. Peu importe le sujet sur lequel il portait. Pierre et moi avons finalement emporté la décision par un vote avec une très courte majorité à 8 voix contre 7. Un administrateur mécontent a ressenti ce vote comme une blessure personnelle. Il s’est vengé en écrivant une lettre de dénonciation à l’Inspection Spéciale des Impôts. Cette plainte nous a valu les ennuis que Frédéric Gregoir vous a racontés. L’ISI nous a imposé une amende qui avoisinait les 100 millions d’euros. Nous avons réussi à nous défendre en justice pour pratiquement la totalité du montant. Le contentieux a duré plus de cinq ans de procédure et – grâce à l’action déterminée de Roger Burton et du cabinet d’avocats Everest de Stéphane Bertouille – ne s’est terminé qu’après mon départ. Au lieu des 100 millions réclamés, ils ont fini par nous réclamer, si mes souvenirs sont bons, pour toute la période qui me concernait quelque chose comme 3 millions d’euros, que nous avons été très heureux de payer.
L’ISI nous a imposé une amende qui avoisinait les 100 millions d’euros. Nous avons réussi à nous défendre en justice pour pratiquement la totalité du montant.
Pour revenir au développement international, je me demande ce que tu cherchais quand tu allais à l’étranger rencontrer des gens.
Quelle était l’essence de Smart que tu essayais de développer ailleurs ?
Je suis allé à la pêche. Pour la France, c’était très clair. Pour les Bis (Biennales internationales du spectacle), tu as la grand-messe tous les deux ans, de tout ce qui bouge dans le domaine. Tu es sûr de pouvoir y rencontrer des gens et si tu viens avec une démo, une explication et éventuellement une séance d’information, tu vas forcément trouver des gens intéressés.
Quand on dit sans but lucratif et quand on parle de ne pas devenir riche, ça peut prendre des teintes du gris très clair au gris foncé.
Quand on est allés en France, on ne savait pas trop ce qu’on voulait. On s’était dit qu’on trouverait peut-être un acteur intéressé. Le fait que le premier ait été Sandrino, ça a clarifié les choses. Parce que Sandrino partageait très spontanément l’idée du not for profit, de l’entrepreneuriat sans but lucratif. Ça nous a surpris et ravis de tomber sur un type qui partageait cette idée qu’on rend service, qu’on développe une forme d’entrepreneuriat qui n’a pas pour but de nous rendre particulièrement riches. Quand on dit sans but lucratif et quand on parle de ne pas devenir riche, ça peut prendre des teintes du gris très clair au gris foncé. Et après cette rencontre-là, des personnes dans le domaine des coopératives à la française où on a connu des déconvenues absolument épouvantables. Parce que le monde des coopératives françaises, en gros, est totalement épouvantable. Par la suite, j’ai explicité beaucoup plus notre projet par son côté non lucratif. Le deuxième côté, c’est celui de donner accès aux artistes à la meilleure protection sociale possible. Ensuite, tu vas avec ton aspirateur et tu vois ce qu’il y a dans le sac.
Tout au début, Smart ne savait pas forcément ce qu’il cherchait.
Pour autant, il y avait beaucoup de gens qui cherchaient Smart.
Est-ce qu’il y a eu du tri à faire parmi tout ce que cet appel de la réussite a permis d’aspirer ?
Oui, nous avons dû trier, même si je n’aime pas ça. Nous sommes notamment tombés sur un escroc qui nous a baladés longtemps en Angleterre. Un escroc sympathique. Un excellent écrivain, dont j’adore les écrits. Par contre, je n’ai pas aimé du tout me faire balader par lui. Dans chaque pays sont apparues des choses différentes. En Espagne, par exemple, j’ai trouvé une Française vivant à Barcelone depuis 40 ans. Agnès Blot. Je suis allé la voir et nous avons créé un Smart Espagne. Par le plus grand des hasards, une membre espagnole m’a dit qu’elle connaissait quelqu’un qui s’occupait d’économie sociale en Espagne ; elle m’a mis en contact avec l’agence de l’économie sociale andalouse. L’Andalousie a une grande tradition de coopératives et d’entrepreneuriat non lucratif. J’ai rencontré José Manuel Moreno et ses coopératives qui fonctionnaient un peu comme GrandsEnsemble en France, un truc non automatisé, à petite échelle et totalement incapable de se penser grand. Mais ça marchait fort bien. Et donc convaincre des Catalans de coopérer avec des Andalous et pire, convaincre un macho andalou de travailler avec des Catalanes plutôt féministes, ça a été compliqué, mais c’était intéressant.
Le truc que j’ai trouvé passionnant, c’est de trouver, au-delà des énormes différences entre les législations de sécurité sociale des pays qu’on visitait, des points communs à défendre.
Une anecdote : mon ami José Manuel Moreno avait au Mexique un ami qui s’appelait Juan Manuel Moreno. Juan dirigeait le département d’économie sociale dans une université jésuite à Puebla. Nous avons donc été extrêmement bien reçus là-bas au Mexique. Le truc que j’ai trouvé passionnant — et c’est pour ça que j’ai tellement regretté de devoir interrompre tout ça —, c’est de trouver, au-delà des énormes différences entre les législations de sécurité sociale des pays qu’on visitait, des points communs à défendre. À part le Mexique et le Chili, tout s’est quand même déroulé en Europe. L’idée était de rédiger une plateforme de sécurité sociale pour le travail intermittent. C’est un travail qui se poursuit, que j’ai eu le plaisir de défendre au Comité des régions de l’Europe. Moi, j’aurais poussé ça plus vite. Mais je me fais des illusions peut-être. C’est le rythme d’évolution des lois accessoires en Europe.
Pour quelqu’un qui est tout récemment arrivé chez Smart, tout ça résonne très fort avec ce qu’on essaie de préserver, qui est peut-être parfois mis de côté, mais qu’on n’oublie pas dans l’esprit et dans l’ADN Smart.
Je trouve qu’il y a énormément de choses qui reviennent. Je suis avec intérêt les évolutions, tout en restant loin parce que je n’ai pas la moindre envie de marcher sur les pieds de qui que ce soit. Je suis très heureux de voir la tournure que ça prend.
Cette plongée dans l’histoire du projet ravive le sentiment de bonheur que m’a procuré cette aventure.
Au-delà des quelques regrets que j’ai pour tout ce qui n’a pas pu être accompli, j’ai une pensée émue pour tous ceux qui y ont participé : les travailleurs de Smart, les membres, les conseillers proches et lointains, les donneurs d’ordre, les fonctionnaires et le personnel politique, tous ceux dont j’ai croisé le chemin dans le cadre du développement belge et international.