Stany Herman

Graphiste et membre de Smart depuis 2005 avec la création de son activité Stany Graphics.
Très impliqué dans le lancement et les développements de Smart à Liège, il est resté à la tête de cette activité jusqu’en 2019.
Stany a ensuite co-créé une brasserie coopérative liégeoise, la Badjawe Bio.

 

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Est-ce que tu te souviens de la première fois que tu as entendu parler de Smart?

Comment as-tu connu Smart?

Oui, en 2004. C’était Marc Moura1 et Sophie Bodarwé2 qui sont venus à l’époque à l’école supérieure des Arts de Saint-Luc, à Liège, qui ont expliqué un peu le fonctionnement. Et vu que j’étais déjà un très très mauvais élève et que je travaillais pas mal sur le côté, c’était un bon moyen pour moi de déclarer des revenus et de commencer à me professionnaliser. J’étais plus professionnel que scolaire. Je suis allé m’inscrire, ils avaient encore leur tout premier local, à 200 mètres à vol d’oiseau d’ici, en Féronstrée. J’avais déjà des propositions et on a commencé par le système de contrat, à l’époque. Et au bout d’une petite année, on a vite migré avec l’aide de Sophie vers le système de l’Activité, qui me permettait plus de souplesse et correspondait plus à mes besoins, parce que j’ai très vite trouvé d’autres clients. J’ai arrêté mes études et ma seule activité, c’était l’illustration et le graphisme. C’est comme ça que j’ai pu déclarer mes revenus, et aussi trouver une solution pour valoriser mon travail et me faire un peu plus confiance, en tant que graphiste, infographiste et illustrateur. Et travailler avec des professionnels, parce que c’est bien gentil d’avoir des revenus, mais il faut les professionnaliser.

Mon Activité, on avait appelé ça la Stany Graphics, c’est pas très original. Elle a fonctionné de 2005 à 2019. L’activité se développait, et j’étais fort impliqué dans le processus de consultation que Smart mettait en place à l’époque. Pas dans la décision, mais pour se demander comment les outils devaient évoluer. Très vite on a fait des tables rondes avec d’autres membres, on a participé pour dire «voilà nous ce qui nous manque techniquement». À un moment c’était simplement ça, pour essayer de faire évoluer les choses, le côté participatif. Smart avait une petite dizaine d’années à l’époque et était déjà dans ce problème de mutation, d’évolution, il y avait ce souci de faire évoluer les outils pour répondre aux besoins des membres, notamment des membres plutôt actifs. Parce que pour finir, mes seuls revenus venaient de Smart via mes contrats. J’avais encore un tout petit peu de chômage mais étant donné que je travaillais déjà pas mal, j’avais presque rien. C’était très chouette, très intéressant. J’ai toujours été impliqué, toujours été un bon ambassadeur de Smart, je prônais déjà le système auprès d’autres membres et j’en étais très content. Et je le suis toujours, même si je ne l’utilise plus! On a fait évoluer mon activité assez bien, au bout de deux ans je n’avais plus aucun revenu de chômage. Je m’engageais en permanence via l’activité, je me faisais des CDD permanents. Il fallait expliquer le fonctionnement à certains clients. Pourquoi? Parce que ça demandait des petits changements, des adaptations, on ne peut pas faire tout ce qu’on voulait comme un indépendant. Tu as des canevas à respecter, et je trouve que ça responsabilise pas mal sur la partie administrative. Et très vite, c’est Max 3 qui est arrivé comme mon gestionnaire d’activité, on a co-construit, fait évoluer tout ça.

C’est comme ça que j’ai pu déclarer mes revenus, et aussi trouver une solution pour valoriser mon travail et me faire un peu plus confiance, en tant que graphiste, infographiste et illustrateur.

En 2007, j’ai eu l’envie et le besoin de trouver un lieu à l’extérieur de chez moi pour me professionnaliser. C’était une vraie volonté, un vrai besoin, l’équipe de Smart Liège était au courant que je cherchais. Il y a eu l’achat de cette maison-ci, au quai des Tanneurs4. Et vu que j’étais relativement impliqué, ils m’ont dit: «tu veux venir voir la maison, c’est le chantier, est-ce que ça t’intéresse de prendre quelque chose?». J’ai tout de suite saisi l’opportunité. J’ai été l’un des tout premiers locataires ici. Et puis, il y a Pierre-Yves Jourdan qui est arrivé dans le bureau juste à côté du mien, donc on avait les deux grands bureaux du rez-de-chaussée. Moi, je le partageais avec un ami, Joël, qui était développeur, mais qui venait très peu puisqu’il avait une activité principale comme salarié. Donc j’étais tout seul en permanence, et Pierre-Yves aussi. Il était graphiste également, on s’est très vite très bien entendus. Il y avait cette grande porte qu’on a ouverte et on a créé un grand bureau à nous deux. On a partagé énormément de moments ensemble et c’était chouette parce que chacun avait ses clients, on aurait pu se sentir concurrents, mais en fin de compte on partageait énormément de moments, on se questionnait, on se challengeait. Il avait plus d’expérience, c’était très amusant et très intéressant pour moi parce qu’il y avait beaucoup d’échanges. Tu prends tout le temps l’avis de l’autre, «voilà, je bloque, allez, t’as pas une idée?», ça débloque ton truc, et puis tu ré-avances. Pierre-Yves était un peu plus bordélique, je lui ai amené peut-être un peu plus de discipline et lui m’a amené un peu plus de créativité. C’était gai, une belle rencontre. On est encore très amis, on se voit un peu moins mais on est encore très amis.

Et puis la maison s’est agrandie, le lieu s’est occupé, c’était un vrai lieu d’échange avec des assos, avec pas mal d’autres artistes, des musicos, une mine de créatifs. Après il y a eu moins de créatifs, et même des comptables, c’était très amusant de découvrir toute cette pluralité que la Smart représente. Et puis évidemment, l’équipe Smart n’a fait que s’agrandir. C’était des chouettes moments, des moments de café, des moments de verres après. Beaucoup de machines à café, beaucoup, beaucoup, beaucoup! Je vais aller m’en chercher un d’ailleurs, je crois, voir si les souvenirs sont intacts. Et puis, t’es à deux pas du centre-ville, t’as une superbe lumière, donc c’est vraiment génial. Les besoins ont continué à évoluer de mon côté. À un moment, j’ai voulu agrandir mon équipe. La possibilité du système du CDI commençait à se mettre en place dans les activités Smart. J’ai engagé ma première employée (NDLR: Jessie Maréchal) comme ça, via un CDI. Moi je continuais à me faire mes CDD, et mon employée était en CDI, en 3/5ème. Et c’était très chouette aussi, on a mis en place, on a découvert. On a essuyé les plâtres aussi, beaucoup de plâtres, mais avec beaucoup de créativité. C’était toujours l’idée de faire dans l’aventure: ça va foirer un peu, c’est compliqué, on ajuste, on réajuste, et puis en fait ça marche pas, on va refaire comme ça!

 

Il y a eu l’achat de cette maison-ci, au quai des Tanneurs. Et vu que j’étais relativement impliqué, ils m’ont dit: «tu veux venir voir la maison, c’est le chantier, est-ce que ça t’intéresse de prendre quelque chose?». J’ai tout de suite saisi l’opportunité.

 


Tu aurais un petit exemple de ça, de cette manière d’essuyer les plâtres comme tu dis?

Il fallait tout cocréer: quelle commission paritaire? C’est pas la mienne, mais c’est mon employée. Et puis en fait elle est d’abord stagiaire! Trouver le moyen administratif de rendre tout ça juste, et légal évidemment. Après, c’était les paiements: elle ne recevait pas tout de suite son salaire, mais elle en avait besoin parce que c’était un petit revenu. Après on trouve, et tout se met en place en quelques mois. C’était chouette aussi parce qu’Agnès Grayet, conseillère à Liège, s’est très vite impliquée dans le processus. Max (NDLR: Maxime Dechesne) aussi aimait bien ça: on va tester, on renverse des choses et puis on va y aller à coups de forcing. On fonctionne quoi, et puis on ajuste. C’était très intéressant. Et puis à un moment, j’ai décidé de partir vers une autre activité, brassicole en l’occurrence. À un moment, il fallait que je fasse un choix parce que ma vie devenait invivable. C’est Jessie qui a pu reprendre son CDI dans sa propre Activité et continuer. Elle a repris une partie de mes clients.

 


Tu as donc transmis ton activité?

Oui, tout à fait. Je n’ai rien vendu, je l’ai transmise. Le but, c’était la continuité, pas du tout le lucre là-dessus. Les clients avec qui ça se passait très bien avec Jessie, elle a pu les garder. D’autres ont décidé de partir. Ça, c’était très intéressant. C’est toujours cette mise en place: on a un besoin, on est écouté. À l’époque en plus, on était peu donc c’était plus facile. On a essuyé pas mal de plâtre mais j’ai l’impression qu’on a participé à un système qui crée du travail, de la légalité, une sécurité sociale pour un ensemble. Je trouve ça génial. Smart menait aussi des combats contre ceux qui ne comprenaient pas du tout ce qu’on faisait. Ils ne comprenaient rien du tout à ce qui se passait, et donc il fallait expliquer. L’équipe Smart s’est vraiment créée autour de ça. Il y avait un vrai besoin d’éducation, vu que c’était une espèce de no man’s land en fait dans lequel Smart s’était construit. Il fallait à certains moments réajuster l’activité, il y a des choses qu’on pouvait faire au début, qu’on ne pouvait plus faire après. Mais aussi des choses qu’on ne pouvait pas faire au début et qu’on a pu faire après.

 

Trouver le moyen administratif de rendre tout ça juste, et légal évidemment.

 


Tu aurais des exemples?

Les notes de frais, les types de frais. Il y a eu un système de leasing pour financer une partie de l’investissement et le mettre en frais, et les frais forfaitaires qui ont dû se réajuster. On se posait des questions: j’ai besoin d’une licence, elle est à mon nom, je ne peux pas la mettre au nom de l’activité parce que pour le moment ce n’est pas possible. C’est plein de petits cas, et en général, il y a une solution. Il fallait quelques semaines, quelques mois, parfois un peu plus de temps, parce qu’il fallait faire rentrer un cube plus grand dans un cercle. Par moment, il fallait arrondir les coins. Il manquait des outils de pilotage financier, on les a co-créés avec Max qui a un esprit très matheux et très fonctionnel comme ça: j’ai dit «moi j’ai besoin de savoir mon chiffre d’affaires, j’ai besoin de comprendre où va mon argent, mes dépenses. Est-ce que j’ai bien pu les imputer à chaque client, et puis mes marges, et planifier mes rentrées». En fait, c’est ça, ta professionnalisation: faire ton budget annuel, comprendre là où tu as perdu de l’argent et là où tu en as gagné, qu’est-ce que tu peux te permettre de perdre, qu’est-ce que tu dois t’obliger de gagner. On a créé une matrice en Excel qui permettait d’avoir des données, parce qu’on n’avait pas le reporting dans le système informatique de l’Activité. C’était très sommaire, ce n’était pas le but de l’activité au départ. On a créé ensemble un outil qui, d’année en année, s’est enrichi, s’est complexifié, et m’a permis de faire un vrai suivi financier de mon activité. Ça, c’est la discussion avec Max. C’est un vrai échange, c’est précieux d’avoir son conseiller parce qu’il connaît ton activité, on peut le challenger, on discute de nos contraintes, on discute de nos problèmes éventuels aussi, et on trouve des solutions à ça. Et puis ils sont là par moments pour te rappeler des obligations, dire «tiens t’es en retard là-dessus, il faut que tu le fasses, Stany, n’oublie pas, on est le 31 et j’ai envie de dormir cette nuit». Et ce qu’il fallait expliquer, c’est qu’en fait, Smart, c’est pas cher. À la fin, je générais un chiffre d’affaires de presque 100.000€. Si on reprend le coût 6,5%, ça fait 6500 euros. Si tu prends des coûts de comptable et de secrétariat social, t’es à bien plus! Aujourd’hui, je paye bien plus avec mon activité professionnelle, sans le même souci de l’individu, du sur-mesure, tu n’as pas du tout le même souci d’écoute. 6,5%, c’est que dalle. Je l’ai expliqué maintes et maintes fois en AG.

 

Il y avait un vrai besoin d’éducation, vu que c’était une espèce de no man’s land en fait dans lequel Smart s’était construit.

 

L’erreur que les gens font, c’est que quand tu travailles au black, tu as 100% dans ta poche, mais tu n’es pas censé. Et quand tu es salarié, tu ne connais pas le coût réel de ton salaire. Et donc, certains disent que Smart vole. Mais Smart ne vole pas, il prend une part pour faire fonctionner l’ensemble. En plus de ça, il y a toutes les obligations légales. Et vu que tu es ton propre employeur, il faut accepter de devoir participer au système, à la sécurité sociale des salariés. Quand tu vas à l’hôpital, tu es content d’avoir cotisé. Mais c’est vrai que ce rapport «ouais, en fait, je perds la moitié». Non, en fait, tu coûtes le double! Ce n’est pas la même chose. Et donc, si tu veux gagner 100 balles sur ta journée, tu dois demander 200. Et quand tu commences à comprendre un peu plus les rouages, tu mets les choses dans les bonnes cases: les frais inhérents à ton activité ne sont pas censés être imposés. Ce n’est pas de l’optimisation fiscale, c’est juste la base de la base. Quand tu fais ça, ton revenu devient plus juste: ce que tu as dans ta poche est bien pour remplir le frigo, pas pour travailler. Cette logique n’est pas toujours comprise, parce qu’elle n’est absolument pas apprise à l’école. Ce n’est pas un problème des fonctions artistiques, on dit «dans l’artistique, on va moins comprendre les chiffres». C’est faux, il suffit de les expliquer correctement d’abord. Et puis il faut avoir envie de comprendre. Les termes sont un peu pompeux, mais ce sont des multiplications, des soustractions, des divisions, c’est aussi simple que ça. Il n’y a pas besoin de faire ingénieur civil en Excel pour comprendre comment fonctionnent deux ou trois problèmes d’addition et de soustraction. C’est un problème d’éducation, on ne se rend pas compte de ce que le système social peut nous apporter, et qu’il faut l’alimenter. Et tout le principe de la mutualisation dans Smart, c’est ça: se mettre ensemble pour créer quelque chose, pour répondre à des besoins, pour lisser les risques. Après, il y avait des ristournes de cotisations patronales qu’on ne touchait pas. Pour finir, Smart a réussi à mettre en place un mécanisme comptable, fiscal, pour qu’on puisse les récupérer et que ça soit juste.

 

Et ce qu’il fallait expliquer, c’est qu’en fait, Smart, c’est pas cher.

 


Par rapport à ton employée?

Mon employée, et moi-même. Il y avait des réductions structurelles de l’ONSS sur les emplois5, et c’était Smart qui les reprenait, ça alimentait le fonds commun. Il a fallu trouver de savants calculs pour arriver à dire quelle activité avait droit à quoi. Tout ça se ré-imagine, parce que le système n’était pas prévu pour accueillir Smart. Et je trouve ça génial, parce qu’il y a toujours eu un souci de sincérité, de justice, sans donner trop dans le côté rose. Beaucoup de trucs participatifs, comment faire évoluer la Smart, comment développer Smart dans d’autres pays, dans d’autres cadres législatifs. La migration vers la coopérative, ça n’a pas été sans mal, c’était très compliqué. J’étais dans les groupes de travail, pas dans le décisionnel, mais j’imagine bien la complexité. Arriver à dire, on va demander l’avis à 35.000 personnes, il faut être malade! Il n’y a aucune société qui le fait, aucune activité professionnelle qui demande l’avis à 35.000 personnes. Aucune. Aucun syndicat, aucun pouvoir patronal, aucune fédération. La fédération des fédérations, elle demande aux fédérations, aux présidents des fédérations, mais ils ne vont jamais chercher la base. Consulter la base, c’est un chantier complètement ambitieux, complètement dingue, complètement malade, quoi. Ça ne satisfait pas tout le monde parce que tout le monde ne peut pas être écouté dans l’urgence, évidemment ça crée des frustrations, mais putain ça a été fait!

 


Dans ce que tu as vécu,
ou dans ce qu’on t’a raconté, est-ce que pour toi il y a des grandes périodes de l’histoire de Smart? Est-ce qu’il y a des innovations, des moments qui marquent des ruptures?

Je suis arrivé à la fin de la première ère, quand tout était à Bruxelles. Il y avait une petite antenne sur Liège qui commençait à se faire, et je pense que Sophie et Marc partaient en pèlerins à Namur et à Charleroi avec une permanence une fois par mois, ce genre de choses. Et puis, on a décentralisé une partie de Bruxelles, avec une équipe permanente sur Liège, qui s’agrandit. Cette équipe ne fonctionnait pas exactement comme à Bruxelles, plus petite, avec une forme d’autonomie. Tu peux te permettre un autre type d’échanges probablement, beaucoup de gens se plaignaient de comment ça se passait à Bruxelles. Parce que Liège était moins saturée, mais elle l’est vite devenue aussi. C’est simple, si ça a grandi, c’est juste que ça répond à un besoin. C’est bête comme principe, mais fondamentalement, ça répond à un besoin. Donc il y a eu cette petite ère, que j’ai très peu connue, par le contrat. Et puis après, l’évolution, la fondation, la complexité de l’outil, les multicouches.

 

Il faut avoir envie de comprendre. Les termes sont un peu pompeux, mais ce sont des multiplications, des soustractions, des divisions, c’est aussi simple que ça.

 


Les multicouches?

Il a fallu créer des sociétés différentes. Et puis après, avec Sandrino Graceffa, il a fallu réinventer une deuxième fois l’ensemble, avec la migration vers la coopérative. Je dirais que je suis arrivé à la fin de la première ère, j’ai baigné dans la deuxième et je suis parti au début de la troisième. En tous cas j’ai eu de la chance, j’ai pu évoluer avec Smart, qui a suivi l’évolution de mes besoins.

 


Donc pour toi il y a trois périodes:

le démarrage, l’évolution des services et le passage en coopérative qui marque un nouveau changement, même si l’amélioration des outils est continue.

Oui, exactement. Smart a eu un modèle exponentiel. À gérer en interne c’était excessivement compliqué. En mode ultra-startup, avec tout ce qui est négatif: beaucoup de gestion RH en très peu de temps, avec des gens qui ne comprennent pas tout de suite le terrain, et puis une déconnexion du terrain, parce que tu cours après d’autres urgences. Il y a eu toute une phase assez compliquée. Mais il y a beaucoup d’employés chez Smart qui sont encore présents aujourd’hui: il y a une fierté d’être dans cette boîte, de dire «j’ai permis à cette boîte de grandir, mais surtout j’ai aidé plein de gens à avancer», c’est quand même pas rien. Pierre et Julek , tu te dis, ils ont quand même été couillus d’arriver à faire un truc pareil. Et c’est simplement parti des potes qui ont un problème pour déclarer les revenus, et eux qui se disent «comment on peut aider des potes?». Voilà de quoi on parle. Et maintenant, il y a 35.000 personnes. Pour de l’emploi local de qualité, où tu as énormément d’autonomie dans ton travail et dans la façon dont tu veux mener ton projet! Je trouve que comparé à Amazon, qui fait certainement beaucoup moins d’employés en Belgique, y a pas photo, ça vaut le coup de payer 6,5%!

 

Pierre et Julek, tu te dis, ils ont quand même été couillus d’arriver à faire un truc pareil. Et c’est simplement parti des potes qui ont un problème pour déclarer les revenus, et eux qui se disent «comment on peut aider des potes?». Voilà de quoi on parle.

 


Tu disais tout à l’heure que tu as participé régulièrement aux assemblées générales. Est-ce que tu as des souvenirs, est-ce que tu as vu des évolutions?

C’est intéressant de rassembler les gens. Après, ça m’a appris pas mal de trucs, parce que j’ai co-créé une coopérative depuis, donc je suis dans une continuité. Participer à l’Assemblée Générale, c’est comprendre aussi ce que c’est de travailler ensemble, de co-créer des outils, questionner, challenger, s’interroger, et aussi être critique. Il y avait des tensions dans certaines AG, des gens qui râlaient, et qui mettaient aussi le doigt là où ça fait mal. C’est un endroit qui permet d’être à l’écoute de ça. La plupart des AG, on avait des journées de discussion avant, surtout au moment de la mutation vers la coopérative. Et puis ça se finalisait par l’AG, par un petit verre aussi. Et ça, c’est quand même précieux. Tu ne viens pas juste valider des comptes que tu ne comprends pas. Tu es écouté, et surtout, on a pris ton avis avant, je trouve ça important. Et puis, c’était chouette de monter à Bruxelles, de voir qu’il y a plein d’autres gens, même si dans les AG, c’est souvent les plus impliqués. Dans ma coopérative aujourd’hui, il y a 500 coopérateurs, à l’AG on est 100, c’est un chouette taux de participation. Mais si Smart était au même taux, ce ne serait plus une AG, ça serait un festival!

 


Quand tu dis « mettre le doigt où ça fait mal », on sent que ce n’est pas seulement râler, c’est aussi une discussion constructive. Tu te souviens des sujets sur lesquels c’est arrivé?

Oui, par exemple, l’argent des ristournes des cotisations patronales dont je parlais tout à l’heure. Ça représente un sacré pactole, qui appartient à tout le monde, mais on ne sait pas comment le répartir, parce que c’est très compliqué. C’est des savants calculs de l’ONSS, des ristournes sur des pourcentages de pourcentages, avec des avances que tu récupères l’année suivante. Et il y a une telle irrégularité dans les activités, que c’est excessivement compliqué. Mais à un moment, tu te dis que tu cotises quand même beaucoup, et que si tu peux récupérer quelques milliers d’euros, c’est pas rien dans ta vie. Et donc certains râlent en disant c’est notre argent, de manière possessive. Mais en même temps, c’est notre argent de manière collective, et ça a permis d’avoir un fonds de roulement pour soutenir le développement. Évidemment qu’on a envie de gagner un peu plus, je ne vais pas me faire plus catholique que le pape à ce niveau-là. Mais le petit plus que tu peux laisser permet au collectif de fonctionner. La mutualisation est le cœur de Smart depuis le début. C’est le modèle d’avenir en termes économiques, comment arriver à travailler ensemble, à mutualiser toute une série de choses, et entre autres les activités économiques. En mutualisant, tu répartis tes risques, tu répartis tes coûts, tu crées une sécurité à ton activité. Et tu peux te concentrer sur ton boulot.

 

C’est comme dans notre société, la sécurité sociale, c’est génial, l’État est fondamental, mais on maternise tellement le citoyen qu’on oublie les responsabilités. […] Si la société n’a pas réussi à régler ce problème, je ne vois pas comment Smart l’aurait fait.

 


Peut-être que tu as déjà
répondu à ma question suivante, mais je la pose quand même, des fois que tu aies des choses à ajouter: pour toi, c’est quoi les vraies bonnes idées qu’a eu Smart et qui ont fait son succès?

C’est vraiment ce côté mutualisé: on va créer un outil ensemble, qui va servir à plusieurs personnes dans plusieurs cas de figure, et on va mettre des gens compétents qui vont permettre de faire fonctionner ces outils. Pour moi c’est vraiment ça, c’est le faire ensemble. Smart n’a de logique que si elle continue à travailler ensemble. Ce qui s’est peut-être perdu au fur et à mesure des années, de la croissance, c’est la responsabilité du membre Smart. Smart a tellement été la maman, qu’en fin de compte, l’adulte est devenu un enfant: «mais maman, pourquoi je suis puni?». Putain, en fait, c’est toi le patron, merde. Prends tes responsabilités, agis, travaille, professionnalise-toi.

 


Tu as des exemples de situation dans lesquelles les gens peuvent avoir ce genre de réaction?

C’est ce côté «ah gnagna je dois rendre mes papiers». Mais bien sûr que tu dois rendre tes papiers! Tu veux en plus que ton conseiller les remplisse? Je ne dis pas qu’il n’y avait pas des couacs administratifs. Par moment, tu as coché la mauvaise case, ça rentre dans le bordel et tu as l’Onem qui te fait chier après, puis le Forem qui t’emmerde aussi. Et tu rentres dans un imbroglio kafkaïen du système, avec qui plus est une vraie précarité de revenus et d’emploi. Dans certains cas, je peux comprendre qu’il y ait une anxiété, parce que quand tu n’arrives pas à remplir le frigo, tu n’arrives pas non plus à te dire que tu dois faire en sorte que les choses fonctionnent. C’est très difficile quand tu as le nez dans le guidon. C’est comme dans notre société, la sécurité sociale, c’est génial, l’État est fondamental, mais on materne tellement le citoyen qu’on oublie les responsabilités. C’est ça être citoyen, ou impliqué dans une activité. C’est excessivement compliqué de trouver ce juste équilibre entre les droits et les devoirs. Dire: «j’ai le droit, mais je n’oublie pas que j’ai le devoir», et puis en même temps, faire en sorte que ça fonctionne. Si la société n’a pas réussi à régler ce problème, je ne vois pas comment Smart l’aurait fait. C’était quoi la question déjà?

Les bonnes idées qui ont permis le succès.

L’outil, c’est clair. Même si j’étais frustré parce que pour moi, il manquait encore de niveaux de détails. Avec Hugo Vandendriessche, qui est administrateur et ingénieur du son, on faisait partie des gens qui avaient besoin que l’outil aille plus loin. On voulait que l’outil permette de progresser sur la professionnalisation: une version light, où tu fais ton contrat et tu as ton argent qui est enregistré, pour débuter. Un mode médium, pour progresser. Et une version Expert, où tu visualises plus, tu gères tes chiffres.

 


Aujourd’hui, ils appellent ça l’offre de service, et ils y travaillent. Hugo est toujours au CA à batailler là-dessus.

Ça, c’est bien, je trouve ça important. Ça permet à d’autres niveaux d’activités, à d’autres types de caractères, de se dire qu’ils y trouvent leur compte. Le fait d’avoir des antennes aussi, c’est clair que c’est top. Donc voilà, je ne sais pas si je pense à d’autres choses, mais je crois que c’est déjà pas mal.

 

Pour moi c’est vraiment ça, c’est le faire ensemble.

 


Est-ce que tu as vécu des moments marquants, que tu voudrais partager?

Là, à chaud, je n’en ai pas un plus marquant que les autres. Quand on a fêté les 5 ans des Tanneurs, ici, c’était déjà une étape. Et d’avoir un bureau, c’était une étape importante pour moi. Je travaillais 12, 15, 16 heures par jour mais quand je rentrais chez moi, je ne travaillais plus. Ça n’est pas forcément le besoin de tout le monde, mais arriver à créer des lieux et accueillir des activités avec des loyers abordables, c’est génial. Et encore une fois, c’est le fait d’être à plusieurs qui le permet. Acheter la maison, faire les travaux, c’est possible parce que tu as une capacité d’aller voir les banques et de dire, on est 35.000 personnes, voilà le chiffre d’affaires qu’on génère, on a juste besoin d’avoir un crédit sur 35 ans avec un bon taux… le pouvoir de négociation est tout autre! Pourquoi? Parce que tu fais bloc. Pareil pour le lobby. Il y a eu beaucoup de lobbying, au sens noble du terme, qui a fait avancer pas mal le schmilblick de la sécurité sociale pour les artistes, les droits d’auteur, etc. Il y a d’autres choses sur lesquelles on n’a pas pu avoir de prise, mais ça, c’est encore un autre débat.

 

On a réussi à mettre en place un truc, il faut le multiplier, peut-être pas se disperser mais le multiplier.

 


Tout à l’heure, tu évoquais rapidement la question du développement international de Smart, est-ce que tu as des choses à en dire?

Là, j’ai suivi de loin. Je sais qu’il y a eu très vite Smart France, Angleterre, Italie, Allemagne, ou Hollande, je ne sais plus. Puis Smart Europe, qui gérait. Je trouvais ça vraiment ultra pertinent d’avoir ce système qui sort de la Belgique et qui propose une solution similaire mais adaptée au territoire ou à la législation du pays. C’est vraiment une Europe de la sécurité sociale. Dans les débats, ce n’était pas toujours facile, parce que les autres Smart faisaient des pertes, et la fondation réalimentait financièrement. Mais c’est ça la mutualisation. Ça faisait jaser à l’époque «on est en train de vider les caisses de la Belgique au profit des Smart des autres pays». Mais je trouve que le raccourci est un peu vite fait. C’était des débats qu’il pouvait y avoir au sein des assemblées générales et des questionnements légitimes, et en même temps, on a réussi à mettre en place un truc, il faut le multiplier, peut-être pas se disperser mais le multiplier.

 

Merci de t’être rendu disponible, c’était chouette de faire ça à Liège. Je pense que c’était important.
Merci beaucoup!

 

 

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(cliquez sur le numéro de la note pour retourner à cet endroit du texte)

 

1. Marc Moura a coordonné le développement de Smart en Wallonie et a dirigé l’APMC, l’Association Professionnelle des Métiers de la Création pendant plusieurs années.

2. Sophie Bodarwé, après une longue expérience de conseillère, a pris la coordination du développement de Smart en Wallonie d’abord avec Marc Moura et puis à sa suite.

3. Maxime Dechesne – à l’époque conseiller de l’équipe Smart Liège, aujourd’hui co-administrateur délégué de la coopérative.

4. Le bâtiment liégeois de Smart et de ses partenaires: «Centre de création des Tanneurs», n°2 quai des Tanneurs.

5. Ristournes de cotisations patronales au profit des employeurs en Belgique et liées à certains contrats de travail.